Malgré tout le plaisir que j’y ai pris, j’ai beaucoup procrastiné en lisant ce livre. J’ai également beaucoup trainé pour écrire cette recension. L’oblomovisme est très contagieux. Faites attention à ne pas vous laisser contaminer. Ceci est un message d’intérêt public.
Oblomov se lèvera-t-il jamais de son lit ? Voilà tout le suspense auquel vous aurez droit en lisant le roman du même nom, sous la plume d’Ivan Goncharov. Tout le génie de l’auteur est d’écrire un texte amusant, qui ne lasse jamais, sur un homme qui ne fait strictement rien. Pourtant, il s’en passe des choses. Derrière la figure lisse et intemporelle d’Oblomov, son inanité et son apathie, et sous couvert d’une critique de l’aristocratie russe, luxueuse et improductive, c’est un monde intérieur inouï qui se dévoile.
Oblomov est incapable d’envoyer une banale lettre au staroste de son domaine qui lui annonce de mauvaises récoltes, mais il échafaude des plans ambitieux pour les villageois, des plans exprimés en pensée et en pensée seulement, sans jamais se concrétiser, pas même par l’écrit car cela serait beaucoup trop d’efforts et l’encrier est sec, qui donc l’humectera? Ces projets restent alors à l’état d’ébauches abstraites, de rêveries, qui sont vite perdues dans les recoins d’un esprit engourdi, allergique à la prise de décision, aux résolutions définitives.
Toujours il faisait ses préparatifs, toujours il était sur le point de vivre, toujours il brodait son avenir des couleurs de son imagination ; mais chaque année qui passait rapidement sur sa tête, il était forcé de modifier son plan et de laisser de côté un lambeau de sa broderie.
La vie à ses yeux se divisait en deux parties : l’une se composait de labeur et d’ennui – ce qui chez lui était synonyme ; l’autre de repos et de jouissances paisibles.
Oblomov est incapable de déménager de son appartement, qu’il ne quitte jamais car le temps est trop froid ou trop chaud, trop humide ou trop sec… Mais en rêve, il voyage vers sa contrée idéale, des terres à l’ombre où le temps est toujours doux et où aucun tracas ne vient bousculer les habitants dans leur train de vie éternel, qui naissent et s’en vont sans fracas. C’est la quiétude sublimée, l’art suprême du farniente.
… il y aurait un été éternel, une joie éternelle, un ordinaire succulent et une douce paresse…
Avant de se cloitrer dans son appartement de Pétersbourg, de devenir un confiné volontaire que rien ne menace à l’extérieur, si ce n’est ses phobies imaginaires et les justifications qu’il se plaît à inventer, Élie Oblomov avait tenté de mener une vie ordinaire, de faire comme les « autres ». Il avait un emploi, son temps était réglé par des horaires et il avait des tâches à accomplir. Mais il fut vite dégoûté d’une telle frénésie, de cette course au temps qui convenait si peu à sa nature, qui le rendit presque malade. Il avait aussi une vie sociale et visitait les salons de la ville, mais très vite il trouva le commerce des gens fatiguant et chronophage. Toujours il quêtait ce temps à soi, cette quiétude qui venait de l’inactivité totale et petit à petit, il se construit ce cocon dans sa chambre à coucher, avec une routine bien réglée : étendu sur le lit, il était soudain secoué d’un soubresaut de volonté et chaussait ses pantoufles avant d’abandonner cette folie tout à fait et de se rallonger.
Libre des embarras de la vie active, Oblomov aimait à se retirer en lui-même et à vivre dans le monde qu’il s’était créé. Il était sensible à la jouissance des pensées élevées ; il n’était point étranger aux douleurs générales, aux douleurs de l’humanité.
Car la vie d’Oblomov n’était pas pure jouissance et il était comme tout autre, si ce n’est même plus, capable de souffrance. Après tout, l’esprit affamé se dévore lui-même et l’esprit d’Oblomov était rarement nourris, rarement mis en action. Loin de lui l’idée de s’encombrer de loisirs, Élie ne trouve son plaisir que dans l’inertie la plus totale, de corps et d’intellect. S’il lui arrive de commencer un livre, il ne dépasse jamais les premières pages et le range bientôt parmi une pile d’ouvrages à peine entamés. Comme tous les grands écrivains, Élie justifie son confinement par la nécessité maitresse d’écrire une grande œuvre, de contribuer au grand édifice du savoir humain. Or, il ne s’arrête jamais qu’aux titres et n’ébauche jamais rien. Au fond de lui-même, il méprise le mode de vie de l’intellectuel, cette manie de l’activité cérébrale, qui comme toute autre forme de travail n’est pour lui que frénésie perpétuelle et sans but.
Il éprouvait une douce joie à ce qu’il pouvait, de neuf heures à trois et de trois à huit, rester chez lui sur un canapé, et il était fier de n’avoir pas à aller, dans un bureau, rédiger des offices, des papiers et d’avoir de la marge pour ses sentiments, pour son imagination…
Il y a bien des moments où Oblomov, comme réveillé brutalement d’un rêve, perçoit des éclats de vérité, examine sa vie de l’extérieur et se remet en question. Mais il secoue très vite ces pensées, gênantes, inquiétantes, et replonge dans son apathie et sa léthargie habituelles. Kant disait bien que « dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout-à-fait droit. »
Ce fut un de ces moments lucides dans sa vie où Oblomov fut sincère avec lui-même. Quel effroi le saisit quand soudain dans son âme s’éleva l’image vive et nette du sort, et de la destination de l’homme, et quand s’éclaira d’une rapide lumière le parallèle entre cette destination et sa propre existence ; quand se réveillèrent dans sa tête une à une diverses questions vitales qui partaient de côté et d’autre en désordre, effarouchées comme des oiseaux réveillés dans des ruines par un subit rayon de soleil !
Il se sentit triste et chagrin de son peu de développement intellectuel, de cet arrêt dans sa croissance morale, de sa malencontreuse apathie, et il se prit à envier les autres qui vivaient si pleinement et si largement, tandis que lui, un lourd rocher semblait avoir roulé sur l’étroit et misérable sentier, de son existence.
Oblomov est un excellent roman si comme moi, vous avez pris goût au confinement. Il convient de le lire allongé sur son canapé, ou mieux encore, sur son lit que l’on s’est promis de quitter à neuf heures et où l’on se prélasse encore à onze heures. Encore une fois, gare à ne pas se laisser contaminer durablement par l’oblomovisme _ car cela arrive. Mais peut-être pouvons-nous tous apprendre d’Élie à jouir un peu plus de notre droit à la paresse et à l’oisiveté, à ne pas se laisser intimider par les appels au productivisme en temps de crise, alors même que les valeurs mêmes qui inspirent une telle glorification du travail s’effritent…
C’est extraordinaire Fedwa, bravo !!
J’ai pris goût au confinement aussi, je t’avoue…
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Entre introvertis, on se comprend !
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Dis tu peux me refiler ton WhatsApp ?
Le mien 00212688625614
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J’ai découvert votre bloggue hier, et je l’adore. Vous avez une fort jolie plume, et vos sujets sont captivants !
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Merci beaucoup !
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Dites, avez-vous lu « Trois hommes en bateau sans compter le chien »? L’auteur (Jerome K. Jerome) y parle, lui aussi, de sa propre paresse, et c’est hilarant. Je vous le suggere.
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Pas encore mais c’est sur ma liste désormais !
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