Que le Monde comme volonté et comme représentation vous intimide ou qu’il soit votre livre de chevet, il y a toujours un côté moins rigoureux, plus ludique à Schopenhauer qu’il serait intéressant de découvrir. C’est le Schopenhauer des Parerga et Paralipomena (Suppléments et compléments), des aphorismes cocasses, des formules et affirmations efficaces, des exercices philosophiques. La structure du texte, en éclats de pensées épars, a d’ailleurs été une inspiration pour Nietzsche. Pour le néophyte comme pour le lecteur aguerri, cet essai a valeur de manuel qui fixe les enseignements du philosophe dans la pratique quotidienne, de complément et de commentaire au Monde comme au Fondement de la morale.
Dans le sixième essai de cet ouvrage qui se voulait accessible, titré « Aphorismes de la sagesse dans la vie », le philosophe se montre sous un visage amical, dispensant ses leçons de vie et quelques blagues de comptoir en passant. On lui découvre un certain optimisme, ou du moins, une tentative de bonheur dans le pessimisme. Il y aborde notamment l’ennui et les moyens d’y faire face, mais aussi l’attitude à adopter face à la marche du monde et à ce qui sort de notre contrôle, un texte qui sonne juste en cette période de « dé-confinement », avec le retour des anciennes pressions alors même que l’incertitude demeure.
Une vision uniforme et fataliste du monde
Le pessimisme de Schopenhauer n’est plus à démontrer. En exergue des Aphorismes sur la sagesse dans la vie, nous retrouvons cette citation, qui sonne comme une mise en garde : « Le bonheur n’est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous, impossible de le trouver ailleurs. » Dans l’introduction déjà, examinant l’eudémonologie qui conçoit la vie heureuse comme préférable à la non-existence pour elle-même et non par crainte de la mort, il établit qu’il est impossible que l’existence humaine puisse correspondre à un tel fantasme. Le philosophe conçoit l’existence humaine comme fatale, déterminée par des nécessités extérieures, et uniforme, où rien de nouveau ou de surprenant ne vient nous secouer nos quotidiens blasés.
Quelque forme que revête l’existence humaine, les éléments en sont toujours semblables; aussi les conditions essentielles en restent-elles les mêmes, qu’on vive dans une cabane ou à la cour, au couvent, ou à l’armée. Malgré leur variété, les évènements, les aventures, les accidents heureux ou malheureux de la vie rappellent les articles de confiseur; les figures sont nombreuses et variées, il y en a de contournées et de bigarrées; mais le tout est pétri de la même pâte, et les incidents arrivés à l’un ressemblent à ceux survenus à l’autre bien plus que celui-ci ne s’en doute à les entendre raconte. Les évènements de notre vie ressemblent encore plus aux images du kaléidoscope : à chaque tour, nous en voyons d’autres, tandis qu’en réalité c’est toujours la même chose que nous avons devons les yeux.
Connaître ses limites
Cette existence, atone, désenchantée, est aussi traversée par la fatalité. Quand on observe sur sa surface lisse un quelconque remous, c’est que le « sort » ou le « hasard » ou encore la force des choses est en œuvre; une puissance arbitraire, maligne, qui terrasse toute velléité de bonheur durable, de mérite et de liberté absolue. Quand on examine sa vie sous cet angle, nous sommes moins portés aux remords et aux regrets, à exagérer les reproches envers soi-même, car la marche de notre vie n’est pas notre œuvre seulement. Nous réalisons que notre contrôle sur le cours des choses est restreint et que notre visibilité sur l’avenir est réduite au moment présent, autant d’éléments contraignants qui limitent notre champ d’action car des évènements imprévus peuvent toujours altérer les plans que l’on s’est fixé.
Trois puissances dominent le monde, a dit très justement un ancien : prudence, force et fortune. Cette dernière, selon moi, est la plus influente. Car le cours de la vie peut être comparé à la marche d’un navire. Le sort remplit le rôle du vent qui rapidement nous pousse au loin en avant ou en arrière, pendant que nos propres efforts et nos peines ne sont que d’un faible secours. Leur office est celui des rames; quand celles-ci, après bien des heures d’un long travail, nous on fait avancer d’un bout de chemin, voilà subitement un coup de vent qui nous rejette d’autant en arrière.
La vertu de la prudence
Tout l’intérêt d’une conception uniforme et fataliste de l’existence est de se prémunir contre la force arbitraire, absurde, du monde extérieur. La phronesis, la prudence, est une valeur maîtresse chez Schopenhauer. Se familiariser avec la notion de nécessité permet de ne pas se laisser désabuser, de ne pas exposer un esprit amolli par l’espérance naïve aux vents de l’impermanence, de rester ferme face à l’adversité car « dans ce monde où le caractère est d’airain, il faut avoir un caractère d’airain. » Pour se raffermir et se prémunir contre les aléas du sort, Schopenhauer s’inspire des exercices stoïciens, le but étant d’arriver à un état d’apathie où l’on ne s’émeut ni ne s’attriste à outrance. Le philosophe nous exhorte aussi à développer un esprit critique et circonspect face à nos propres jugements, à remettre en question ce que nous considérons comme favorable ou défavorable dans la succession d’évènements que nous vivons.
Nul évènement ne doit vous faire éclater en grands éclats de joie ni de lamentations, en partie à cause de la versatilité de toutes choses qui peut à tout moment modifier la situation, et en partie à cause de la facilité de notre jugement à se tromper sur ce qui nous est salutaire ou préjudiciable; ainsi il est arrivé à chacun, au moins une fois dans sa vie de gémir sur ce qui s’est trouvé plus tard être tout ce qu’il y avait de plus heureux pour lui, ou d’être ravi de ce qui est devenu la source de ses plus grandes souffrances.
Pour arriver à un tel état, nous devons développer une vigilance face aux évènements, même les plus heureux, ne pas nous laisser leurrer par la stabilité apparente, car « le changement seul est la chose immuable ». Il faut toujours prévoir le changement, avoir à l’esprit l’état contraire pour s’y préparer car un événement contrariant est moins accablant s’il a été prévu. Cette prévoyance schopenhauérienne ne se limite pas à se calquer sur les évènements passés, mais à se représenter toutes les possibilités, même les plus extrêmes et en imaginant aussi ce qui n’a jamais eu lieu mais est concevable, car ainsi seulement nous serons préparés à toutes les éventualités.
Entre les cerveaux communs et les têtes sensées, il y a une différence caractéristique et qui se produit fréquemment dans la vie ordinaire : c’est que les premiers, quand ils réfléchissent à un danger possible dont ils veulent apprécier la grandeur, ne cherchent et ne considèrent que ce qui peut être arrivé déjà de semblable; tandis que les secondes pensent par elles-mêmes à ce qui pourrait arriver…
Suivre son intuition
La philosophie de Schopenhauer ne nous désarme pas tout à fait face au monde. C’est ici qu’intervient la notion de volonté si centrale dans le Monde comme volonté et comme représentation. Dans les Aphorismes, Schopenhauer la décrit comme « une impulsion intérieure », « le soin instinctif et énergique de soi-même », une sagesse intuitive qui guide la marche de la vie et lui donne son « unité dramatique » (nous retrouvons ici la conception de la vie comme d’une scène de théâtre si chère à Sénèque). Alors que les principes abstraits imposés du dehors restent lointains, difficiles à s’approprier et à appliquer, la volonté se manifeste par des principes « innés et concrets », résultat d’un mouvement conjoint du penser, du sentir et du vouloir. Souvent, il nous faut regarder en arrière pour voir cette volonté en œuvre, apprendre à la connaitre et à l’écouter pour mieux faire face à l’incertitude.
Il y a en nous quelque chose de plus avisé que la tête. Nous agissons, en effet, dans les grands moments, dans les pas importants de la vie, moins par une connaissance exacte de ce qu’il convient de faire que par une impulsion intérieure; on dirait un instinct venant du plus profond de notre être, et ensuite nous critiquons notre conduite en vertu de notions précises, mais à la fois mesquines, acquises, voire même empruntées, d’après des règles générales, ou selon l’exemple de ce que d’autres ont fait, et ainsi de suite, sans peser assez qu' »une chose ne convient pas à tous »; de cette manière, nous devenons facilement injustes envers nous-mêmes.
La valeur du courage
Dans les Aphorismes sur la sagesse dans la vie, nous retrouvons un Schopenhauer optimiste malgré tout, ou du moins, autant que cela se peut dans les limites de la nécessité et de la fatalité. Après la prudence, le courage est la valeur maîtresse pour faire face au monde selon le philosophe. Dans un passage animé, empruntant par moments au langage guerrier, il exhorte le lecteur à la résistance, à ne pas céder face à l’adversité, mais à marcher hardiment contre elle. Il décrète le désespoir comme le caractère d’une « âme lâche ». Attention, cette vertu doit toujours être tempérée par la prudence pour ne pas dégénérer en témérité pure et dure. Malgré son pessimisme, Schopenhauer nous enjoint à considérer tout infime possibilité, si ce n’est de bonheur, du moins de vivre de la façon la plus agréable possible.
Le courage est, après la prudence, une condition nécessaire à notre bonheur.
Les Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer, ainsi que l’ensemble des Parerga et Paralipomena, sont des lectures ludiques et inspirantes. C’est le livre de chevet parfait pour quiconque s’est pris de curiosité pour Schopenhauer, ainsi que pour tous les esprits anxieux et les accros au contrôle, pour apprendre chaque jour un peu plus à composer avec un monde fondamentalement complexe et incertain.
Très beau texte. Merci. Le courage est une vertu qui s’applique à trois champs : celui de l’action, celui de l’existence et celui de la pensée. Le courage, dans la pensée, c’est la condition de la lucidité. Dans l’existence, de la sérénité. Dans l’action, de la souveraineté.
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Merci pour ton retour, tu résumes bien la notion du courage !
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