« Ma souffrance n’intéresse personne. » Dès que j’ai lu cette phrase, je me suis sentie en confiance, j’avais envie de me laisser happer par Souffrir de Chantal Thomas. Je me sentais comprise, je sentais que l’auteure avait touché à une corde sensible, à la texture même de la souffrance. Une souffrance faite de chair, de sang et de nerfs.
Je savais que ça ne serait pas un essai purement académique, froid et distant. En témoigne l’usage récurrent du « je ». C’est un regard personnel sur la souffrance, nourri de références littéraires et philosophiques. Chantal Thomas est une spécialiste de la littérature du 18ème siècle. Au fil des pages, Madame de Staël, Julie de Lespinasse, Sade, Sacher-Masoch ou même Dostoïevski nous livrent leurs expériences et leurs conceptions de la souffrance.
L’évolution culturelle de la souffrance
« Ma souffrance n’intéresse personne. » C’est quelque chose de honteux, que l’on cache à autrui. Faute de mieux, on la couvre du masque de la dignité. C’est quelque chose auquel on doit résister en soi, dire non et encore non. Souffrir ne doit être ni trop visible ni trop bruyant. Cela dérange, cela crée un malaise auquel les gens ne sont plus habitués.
Mais il fut un temps où souffrir était un phénomène tout à fait naturel et accepté par la société. C’est le cas au moyen-âge, en Europe, par exemple. Sous l’influence du christianisme, la souffrance était considérée comme le principe de l’existence, le motif d’être sur terre. On n’a pas honte d’exposer sa souffrance, d’en faire l’apparat. En contraste, joie et plaisir doivent rester sobres.
La nature de la souffrance
Il est d’autant plus difficile de définir la nature de la souffrance que l’on passe sa vie à l’éviter. On pourrait dire que c’est d’abord cela, la souffrance : ce que l’on tente d’éviter à tout prix, l’insoutenable. La souffrance peut se colorer différemment selon qu’il s’agit de jalousie, de colère, d’abandon, d’une attente prolongée ou d’un appauvrissement existentiel par coups répétés tout au long d’une vie. Mais la quintessence en est la même à chaque fois. C’est une idée fixe qui vous absorbe et vous mine de l’intérieur. Un point d’ancrage vers lequel tout se rapporte et sous lequel tout projet, toute volonté d’action retombe vite.
On sait que la souffrance passagère, mais elle semble durer indéfiniment. Plus on la combat, plus elle s’installe. On se réveille le lendemain avec l’espoir d’un nouveau départ, mais « le lever du jour, cet hommage quotidien à toutes les énergies de commencement, n’est plus qu’une cérémonie funèbre. » Derrière l’écran de ténèbres qu’est le chagrin, le monde se révèle creux et absurde. Il y a aussi ces chagrins qui semblent vous ôter la vie pour bien longtemps. On mène alors une existence de mort-vivant, un simulacre d’existence, une « vie artificiellement mimée. »
Quid de la souffrance physique ?
Mis à part un chapitre dédié aux mystiques, Chantal Thomas semble occulter la souffrance physique et se consacrer presque exclusivement aux maux de l’âme. Peut-être parce qu’elle considère que la souffrance psychique est plus tenace et plus difficile à déjouer. Elle n’est certainement pas du même avis que Nicolas Chamfort qui disait : « Mon Dieu, délivrez-moi des peines physiques, les peines morales je m’en charge. »
Comment souffrir ?
Face à la souffrance, la réflexion est impuissante. Entre deux soubresauts, on élabore des stratagèmes, plus ou moins sensés, plus ou moins fous. C’est que l’on ne nous a jamais vraiment appris comment souffrir. Ce livre ne nous donne pas une technique infaillible contre la souffrance. Mais au fil des pages, on retrouve des petits stratagèmes qui pourraient, sinon nous donner une réponse universelle à nos maux, du moins nous donner quelque consolation dans les moments d’extrême chagrin.
Face à la douleur, on oppose d’abord un « non » radical, têtu. Mais l’on se rend vite compte que c’est un stratagème inefficace et que la souffrance reste tapie là. En effet, « à réunir toutes ses forces pour la refuser, à ne s’autoriser qu’à souffrir chichement, il se pourrait que, outre le fait de se vouer à une lutte perdue d’avance, on s’affaiblisse _ émotivement, imaginairement, sensuellement _ et devienne ainsi incapable de découvertes vitales. » (Souffrir) C’est que la souffrance fait partie intégrante d’une vie authentiquement vécue, car aux plus grandes souffrances les plus grands plaisirs et il faut parfois « aller en même temps au-devant de sa plus grande douleur et de son plus grand espoir. » (Le gai savoir)
Pour Dostoïevski, la souffrance est encore plus que le tableau noir sur lequel ressortent nos moments de plaisir, mais un principe de vie et d’amendement moral. C’est une réflexion proche de celle de Julie de Lespinasse qui voyait dans son malheur une occasion de se dépouiller du superflu, de s’éloigner de la vanité : « Les choses, les plaisirs, la dissipation, la vanité, l’opinion, tout cela n’est plus de mon usage ; et j’ai regret au temps que j’y ai donné, quoi qu’il ait été bien court : car j’ai connu la douleur de bonheur, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maitre de l’homme, le malheur. »
On peut tout aussi bien varier les points de prise de la douleur pour l’alléger, trouver des nouveaux motifs de souffrance pour se distraire, car le plus insoutenable dans une peine, c’est sa fixité. Parfois, quand la douleur s’éternise, on peut tout simplement choisir de foutre le camp : « Mais une fois, un jour, contre toute attente, quand on s’est depuis longtemps résigné à des choix qui ne nous ressemblent pas, à des amours tristes, à un travail débile, au colmatage de l’angoisse par un tissage serré d’obligations, une fois, un jour, par un après-midi étouffant, par une nuit de décembre, dans un brouillard épais, en pleine tempête de sable, on fout le camp. »
Enfin, quand tout échoue, on peut se dire qu’au moins, en souffrant, on ne s’ennuie pas.
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