Le jour où on lui servit des escargots, Côme, le petit Baron, a quitté la table à manger et s’est hissé sur un arbre en signe de protestation. Il avait alors douze ans. Depuis, sa vie est une suite d’aventures, mais toujours en suspension. Du chêne, au figuier, en passant par le magnolia, il a fait le tour de la végétation d’Ombreuse*, sans jamais mettre un pied à terre. Sur les branches, touffues le printemps et nues l’hiver, il s’est fait tout un monde. Il s’est construit un foyer ambulant, a mutiné contre les aristocrates et a vécu un amour fou avec une amazone. Ermite dans l’âme, il a aussi beaucoup lu et entretenu des correspondances avec le fleuron de l’esprit des Lumières : Kant, Rousseau, Voltaire, Diderot… Le contraste entre les idéaux humanistes de ses idoles et la réalité au sol était flagrant. La désillusion n’était jamais bien loin.
De l’entêtement à la révolte
Quand le Baron quitte pour la première fois la terre ferme, sa famille croit avoir affaire à un caprice enfantin passager. Mais avec le temps, sa résolution ne faiblissant pas, son entêtement prend un nouveau sens : c’est une révolte contre le monde. Côme est partisan de la philosophie par le fait. Comme Diogène, ce sont ses actes et une vie authentiquement vécue qui révèlent l’essence de sa pensée.
Sa vérité était d’un autre ordre, elle avait quelque chose de total, elle ne pouvait s’exprimer par des mots, mais uniquement en vivant comme il vécut.
Si ce ne sont pas les escargots, de quoi s’agit-il alors ? En quoi consiste la révolte du Baron perché, au juste ?
Né dans un monde aristocrate, régi par les convenances, au seuil d’une révolution qui ne tiendra pas toutes ses promesses, Côme décide de prendre son envol. Il laisse derrière lui les agréments du château et montre que l’on peut vivre sans grand luxe, vivre pour son idéal, même un idéal que l’on a du mal à s’expliquer. Son regard panoramique lui montre tout l’égarement de l’humanité. Enfant de son époque, le 18ème siècle, c’est un humaniste convaincu. Mais du haut de son arbre, les contradictions lui apparaissent de plus en plus flagrantes, notamment les différences de classe qui persistent. Pendant un épisode de ses aventures, il s’essaie au rôle de Robin des bois et devient même chef de gang. Sa proximité du monde vivant lui montre tous les dangers du remodelage de la nature par la raison et de la mécanisation du monde. C’est un écologiste avant l’heure.
Une vie d’ermite est-elle seulement possible ?
Le Baron perché est une ermite atypique. Il ne vit pas une période de recueillement intense, coupé de tout. Bien au contraire, il est plongé dans son époque, mais plus en tant qu’observateur qu’en tant qu’acteur. Ce n’est pas non plus un oisif comme Oblomov. De branche en branche, il est en perpétuel mouvement. Cependant, il reste séparé du monde par une distance rassurante. Il a peur de se mêler à la foule, de devenir commun, de se laisser affecter par la vie d’en bas.
Et certes, le contact continuel des écorces, le spectacle mouvant des plumes, des pelages, des écailles, toute la gamme de couleurs répandue sur la forêt, la circulation dans les feuilles d’une autre espèce de sang, vert et fluent, le jeu de formes vivantes aussi éloignées des nôtres qu’un tronc d’arbre, un bec de grive ou une branchie de poisson, et ces ultimes retranchements d’un monde sauvage, à l’intérieur desquels il avait si profondément pénétré — tout avait dû lui modeler une âme neuve et lui faire perdre jusqu’à l’apparence d’un homme.
Côme s’est très bien adapté à la vie sur les arbres : il a vécu de chasse et de cueillette, il a accroché des sacs de couchage aux branches pour se protéger des éléments et il a même créé une sorte de bibliothèque suspendue et amovible, que j’ai trouvée très originale.
Pour ses livres, Côme construisit à différentes reprises des sortes de bibliothèques suspendues, qu’il mettait tant bien que mal à l’abri de la pluie et des rongeurs ; il les changeait continuellement de place, selon ses études et ses goûts du moment ; il considérait les livres un peu comme des oiseaux et ne voulait pas les voir immobilisés dans des cages.
Aussi débrouillard qu’il soit, Côme n’a pas pu se passer de compagnons terrestres, d’ancres, de vis-à-vis. Tout ne pousse pas sur les arbres. Il fallait bien que quelqu’un lui fournisse sa literie et ses livres. Mais par-delà les nécessités de la vie pratique, il avait clairement besoin de compagnie. Sa posture d’homme-oiseau est en soi un appel à témoins, une façon de communier avec ses semblables. Aussi solitaire que l’on puisse être, peut-on vraiment vivre en isolation totale du monde ? Ne serait-ce pas là la mort de tout discours, de tout langage, de toute volonté de vivre ?
Le Baron perché d’Italo Calvino : un livre-monde
Le Baron perché est un conte philosophique interprétable à souhait, mais c’est avant tout un roman-monde : les personnages, les affects, les parfums de la forêt et la brise du soir… Tout y est authentique, vivant, palpable. À ses prémisses, un fait à la fois banal et curieux. Un enfant de douze ans escalade un arbre et refuse de descendre. À partir de là, Italo Calvino réussit à créer un récit qui se tient, avec des enchainements logiques. Ça peut aussi être ça, la littérature. Poser les postulats les plus fous et les pousser jusqu’à leur conclusion ultime. Explorer, par le jeu des possibilités, tous les recoins de la nature humaine.

*Ombreuse est une contrée fictive, près de Gênes, en Italie, au 18ème siècle.
Belle idée ces bibliothèques suspendues qui changent de place continuellement ! Je lirais volontiers ce baron perché… Merci de m’avoir fait découvrir cet auteur 🤗
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C’est aussi un roman très drôle ! Bonne lecture.
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