Notes de lecture

Réclamer son droit à la paresse avec Paul Lafargue

C’est un lent matin quand je commence à écrire ce billet. Ni le café ni la bonne volonté ne suffisent à me donner envie de travailler. Et le vol d’une mouche est à mon esprit plus fascinant que les plus grands chamboulements de l’Histoire. Alors je procrastine en vous parlant de paresse. La paresse, cette basse faiblesse, cet amollissement de la volonté, ce vice honteux, tare des tares,  cette rouille de l’esprit selon Voltaire.

À une ère où la productivité est le maître mot, faire acte (ou non-acte) de paresse est le péché ultime. Déjà, en 1881, Paul Lafargue constatait amèrement cette victoire de la religion du travail et du « Dieu Progrès ». Gendre de Karl Marx, il fustigeait à la fois les capitalistes et les socialistes pour leur engouement pour le travail. Il écrit alors un pamphlet mordant à la gloire de la paresse et de l’oisiveté, curieusement actuel de nos jours : Le droit à la paresse.

Lafargue déplore cette folie qu’est « l’amour du travail, la passion moribonde du travail ». Le travail a été élevé en valeur suprême par la morale capitaliste, une morale intériorisée par ceux-là même qui sont à sa merci : les travailleurs. Cette morale qui voit dans la vie, du moins dans celle d’une certaine classe, le lieu de la souffrance et non de la jouissance. Qui consacre l’action comme supérieure à l’inaction, le travail comme plus noble que l’oisiveté, qui fait de nous des masochistes qui s’ignorent. Une morale érigée quasiment en religion, promue alors aussi bien par les économistes que les prêtres.

Cette religion a pour dieu le Progrès. Le progrès coûte que coûte, en soi et pour soi, non comme outil mais comme finalité en soi, dont l’humain même devient l’outil. Le progrès qui au contraire aurait dû libérer l’Homme l’a enchaîné : « À mesure que la machine se perfectionne et abat le travail de l’homme avec une rapidité et une précision sans cesse croissantes, l’Ouvrier, au lieu de prolonger son repos d’autant, redouble d’ardeur, comme s’il voulait rivaliser avec la machine. » Cette frénésie de la production a pour versants la consommation sans freins et l’obsolescence programmée pour pousser à encore plus de consommation : « Tous nos produits sont adultérés pour en faciliter l’écoulement et en abréger l’existence. Notre époque sera appelée «l’âge de la falsification», comme les premières époques ont reçu les noms d’« âge de pierre », d’« âge de bronze »… »

Lafargue voit dans le travail, du moins son excès, une dégénérescence des forces vitales de l’humain. Il cite en référence les sagesses des peuples de l’Antiquité, qui voyaient dans l’oisiveté une activité noble, synonyme de liberté et d’élévation de l’esprit. Selon des philosophes comme Xénophon ou Platon, le loisir est l’activité suprême par laquelle l’humanité s’exerce dans sa forme la plus noble et libère ses forces créatrices. Or « le travail emporte tout le temps et avec lui on n’a nul loisir… » (1) Par contraste, le travail éreinte et abêtit. Les gens qui se livrent aux longues journées de travail « ne peuvent manquer d’avoir le corps altéré et il est bien difficile que l’esprit ne s’en ressente. » (2)

Mais si le travail est une telle abomination, que nous recommande donc Lafargue ? Peut-on vraiment concevoir un monde sans travail ? Certains pourraient affirmer que si avec l’avènement de l’intelligence artificielle. Mais en attendant, Lafargue proposait simplement de profiter des bénéfices de la mécanisation acquis depuis des lustres pour alléger le temps de travail, de façon à ne pas dépasser trois heures par jour, comme « un condiment de plaisir de paresse ». En attendant aussi, et à un niveau plus individuel, combattre le dogme du travail en soi-même : oser réclamer son droit à la paresse, refuser toujours plus de travail, réclamer du temps pour soi, pour restaurer son corps et son esprit, du temps pour penser à tout et même à rien, pour la décontraction de l’intelligence et le délassement du corps.

(1) Xénophon, Économique, IV et VI.
(2) Bis.

 

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