Notes de lecture

Le blé en herbe : tribulations adolescentes

Cela doit faire au moins cinq ou six ans que j’ai ouvert un livre de Colette pour la première fois. Je l’avais vite refermé : le style, la sonorité des mots, le rythme du récit… quelque chose ne m’avait pas accroché. J’ai condamné sa lecture pendant les années qui suivirent, jusqu’à maintenant. Et c’est seulement maintenant que je la lis avec un grand plaisir. Preuve qu’il ne faut jamais juger un livre sur ses premières pages ou un auteur sur un livre uniquement. C’est surtout injuste pour nous, en tant que lecteurs, car nous nous fermons à des univers littéraires qui pourraient beaucoup nous apporter.

Je ne me rappelle plus de ce premier livre que j’avais feuilleté de Colette, mais récemment j’ai eu entre les mains Le blé en herbe (1). Une histoire banale en apparence, sans grandes bousculades : deux adolescents, un garçon et une fille, voient la flamme d’un amour d’enfance qu’ils croyaient éternel s’éteindre, un été en bord de mer. C’est quelque chose dont on rirait adulte, cet entêtement juvénile à croire en l’éternité et en l’absolu de toute chose, cet amour idéalisé qui s’éclate vite sur la falaise de la réalité, de l’amour physique. Mais pour l’adolescent, en proie à des chamboulements profonds, c’est le désarroi total, la fin du monde tel qu’il l’a connu jusque-là, la chute du paradis de l’enfance.

L’adolescence est un thème récurrent en littérature. Pourtant, j’ai été frappée par la sensibilité et la précision avec lesquels Colette a su rendre compte de cet âge ingrat. Certains passages touchent même à l’indicible, décrivant les oscillations minimes, à peine perceptibles, qui font la transition de l’enfance à l’âge adulte. Tout d’abord, la confusion devant un corps que l’on ne reconnait plus, qui n’est plus celui de l’enfant mais qui ne touche pas encore à la perfection adulte. Ce caractère inachevé, aussi bien sur le plan physique qu’affectif et mental, est ce qui enrage et désespère le plus Phil, qui se confiant à son amie dit : « Tant d’années encore, Vinca, pendant lesquelles je ne serai qu’à peu près homme, à peu près libre, à peu près amoureux ! » (2)

Colette dépeint aussi cet aveuglement devant un avenir incertain et craint, la pression du monde adulte pour savoir ce que l’on veut alors même que l’on est tiraillé de désirs contradictoires, de choisir une carrière, une cible, un but unique : « Ces années qui viennent, ces années de bachot, d’examens, d’institut professionnel, ces années de tâtonnements, de bégaiements, où il faut recommencer ce qu’on rate, où on remâche deux fois ce qu’on n’a pas digéré, si on échoue… Ces années où il faut avoir l’air, devant papa et maman, d’aimer une carrière pour ne pas les désoler… » (3).

L’adolescence, c’est aussi l’âge où commencent à s’immiscer les exigences de genre, de virilité et de féminité. Où l’on se sent appelé par un devoir vague que l’on comprend mal, régis par de nouveaux codes tacites qui gâtent les plaisirs simples de l’enfance, de cet âge où l’on était surtout soi-même avant d’être une future femme ou un futur homme. C’est Vinca qui semble le plus crouler sous ces exigences de genre, elle se soumet très tôt à sa condition féminine, contrainte à l’espace domestique : « … sans aller chercher si loin j’ai de quoi m’occuper chez nous… », puis « …je me marierai… » (4).  Quand Phil laisse un instant tomber le masque de la virilité et pleure devant le sort d’un congre torturé au sang, c’est encore Vinca qui oppose à sa sensibilité infantile un mutisme dépité qui semble vouloir dire : c’est donc ça un homme ?

Ce qui a rendu ma lecture du Blé en herbe si agréable, c’est l’univers sensoriel riche. Un univers dans lequel on s’introduit facilement, à travers les corps juvéniles des personnages, des personnages avec lesquels on fait quasiment chair. Les dialogues sont fluides et pas du tout forcés, les pensées brutes, comme elles naissent dans un esprit adolescent. C’est un roman minimal, lent, précis. La cadence du récit ne nous lasse ni nous précipite. Même lorsqu’on sent la tension monter pendant les derniers jours du couple, on prend encore le temps de contempler des chardons bleus face à la mer ou d’humer le parfum lointain des moissons d’été.

(1) Colette, Le blé en herbe, GF Flammarion, 1969, 202 pages.
(2) Bis, p.47.
(3) Bis.
(4) Bis, p.48.

4 réflexions au sujet de “Le blé en herbe : tribulations adolescentes”

  1. On est tous ce « blé en herbe ». On est, et on reste tjrs, cet être ou projet inacompli condamné au destin d’une ouverture qui apprend souvent à ses dépends que rien ne nous est acquis de manière définitive. Cet état de chose se ressent souvent à l’âge juvénile où il faut savoir frapper à la bonne porte tout en n’ayant pas une conviction définitive. C’est notre façon d’être libre mais dans l’incertitude. Comme disait Aragon : le temps d’apprendre il est déjà trop tard. Mais c’est un risque à courir. Que faire ?!

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