Notes de lecture

Ce que Joan Didion veut nous dire

Le centre ne tiendra pas. S’il y avait une façon de décrire l’œuvre de Joan Didion, ce serait bien celle-là : l’effondrement, ou comme elle le dit souvent, l’atomisation. Le documentaire de Griffin Dunne en fait un portrait saisissant. Mais lire Joan Didion dans le texte, de préférence dans sa langue originale, est une expérience intime qui ne peut être répliquée à l’écran. Nous sommes en contact direct avec son style déroutant et ici, le style et le contenu sont une seule et unique chose : le spectacle d’un monde toujours plus complexe et plus étrange, une confusion générale retranscrite avec un grand souci de précision. La volonté de décrire, sans jugement. Ou alors différer le jugement, le temps de bien comprendre la situation, d’en distinguer toutes les nuances.

Parlons d’abord du style, puisque « le style c’est le caractère ». Pour Joan Didion, less is more. Il y a une économie rigoureuse de l’écriture, une volonté de dire l’essentiel, sans fards. Mais il y a aussi une obsession du détail, avec des énumérations exhaustives des choses les plus banales du quotidien, dans un souci d’exactitude, de rendre compte du monde dans sa totalité, autant que cela se peut : « Je ne voulais pas d’une fenêtre sur le monde, mais le monde lui-même. » Dans Play It As It Lays (1970), les images se succèdent comme les scènes d’un film et tout ce qui rentre dans le cadre nous est visible, derrière un écran limpide.

Les phrases sont courtes et sobres, mais elles se chevauchent, s’enrichissent les unes les autres, approfondissent le propos et donnent une image de plus en plus complète, jamais achevée, comme une rivière qui grossit petit à petit par le cumul de ce qu’elle attire sur son chemin. Il y a un rythme, une tension, qui s’intensifie au fur et à mesure que l’on avance dans le texte. De cette jonction de l’épurement et de la précision, naît une écriture poétique : c’est-à-dire une écriture qui rend compte, par la forme autant que par le contenu, de la réalité telle qu’elle se donne immédiatement aux sens.

Dans Un livre de raison (A Book of Common Prayer, 1977), l’image se dévoile par fragments. Nous regardons les choses se passer mais nous n’avons pas accès à une perspective omnisciente ni à un jugement final sur la situation. Joan Didion a un regard oblique sur le monde. Elle n’examine pas la réalité d’en haut comme un dieu tout-puissant, elle n’est pas non plus tout à fait engagée dans le monde. Comme le Baron perché, elle garde une certaine hauteur sur les évènements, elle tente de pressentir les effets à long terme.

Elle débute sa carrière comme journaliste et introduit une nouvelle forme d’écriture journalistique. Elle ne fait pas une description parfaitement neutre des faits, ce qui de toute façon est impossible si l’on est un tant soi peu honnête avec soi-même. Au contraire, elle assume sa position de femme immergée dans l’actualité, dont la vie, les affects et les préjugés influent directement sur la façon dont elle enregistre et interprète les faits. Elle endosse complètement le « je ».

« C’était la première fois que je me confrontais directement et sans détour à l’évidence de l’atomisation. » On ne peut pas parler de Joan Didion sans parler de l’éclatement. De ce qui se passe quand la structure intérieure du monde s’effondre, quand nos certitudes et notre mythologie personnelle sont mises à rude épreuve. Dans The White Album (1979), Joan Didion dresse un portrait en images des années soixante. Les textes sont soigneusement composés tout le long de la décennie et décrivent l’atmosphère d’une époque de grands changements. Des figures phares telles que les Black Panther, The Doors et Charles Manson sont éclairées, toujours en biais. Et tout au centre, nous retrouvons le portrait d’une femme, qui tout en participant à « la paranoïa de l’époque », vit une crise très personnelle.  

Ce que Joan Didion veut nous dire, ce n’est pas que les temps sont bons ou mauvais, mais qu’ils sont. Que face à eux, nous sommes. Que nous n’en mesurerons toutes les conséquences que bien plus tard. Qu’à travers la déconstruction et la reconstitution du monde, nous aussi, nous nous transformons. Ce qu’elle veut nous dire, enfin, c’est qu’il n’y a pas de vérité finale, interne ou externe.

« Je n’écris que pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois et ce que ça signifie, ce que je veux et ce que je crains », approfondit-elle dans Pour tout vous dire (Let Me Tell You What I Mean). L’écriture n’est pas une thérapie mais un acte nécessaire de survie face à la réalité de la décomposition. Une façon de calmer ses peurs et de faire sens, de retrouver une structure au milieu du chaos et de se retrouver soi-même, de se rappeler qui nous sommes par rapport à tout cela. « Me rappeler ce que c’est que d’être moi, c’est l’essentiel. »

Georgia O’Keeffe
Lake George , 1922

Livres cités de Joan Didion 

  • Dans Play It As It Lays (1970)
  • Un livre de raison (A Book of Common Prayer, 1977)
  • The White Album (1979)
  • Pour tout vous dire (Let Me Tell You What I Mean) : collection de textes parus entre 1968 et 2000.
  • Je cite également Le centre ne tiendra pas, The Center Will Not Hold, documentaire sur l’écrivaine disponible sur Netflix.

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