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Notes de lecture

L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre

Pendant longtemps, j’ai snobé Sartre. Je pensais, à l’instar de Foucault, que c’était un philosophe resté coincé dans le 19ème siècle. Je m’arrêtais beaucoup sur cette faiblesse de sa philosophie et de tant d’autres : une notion d’universel tout sauf universelle, comme le démontra plus tard Élisabeth de Fontenay. Mais il y avait, quelque part, toujours une attraction vers l’existentialisme qui je ne le cache pas, a été inspirée par tout un cliché d’un mode de vie existentialiste, radicalement moderne et désenchanté. D’un autre côté, la lecture du Deuxième Sexe _ duquel j’ai dévoré les 1071 pages quelques semaines avant le bac par pure procrastination _ m’avait beaucoup marquée. En me faisant réfléchir sur ma condition de femme, la lecture de Simone de Beauvoir m’a aussi donné un certain appétit pour la philosophie et l’impression que l’existentialisme pourrait être une pensée libératrice. Dans L’existentialisme est un humanisme, Jean-Paul Sarte entend répondre à ses critiques, nombreux hier comme aujourd’hui. A-t-il réussi à son entreprise ?

Rencontrer Sartre dans des bibliothèques amies

Ce n’est que récemment que j’ai commencé à prendre Sarte au sérieux. Dans la bibliothèque d’une amie, je tombais sur L’enfance d’un chef, une nouvelle qui décrit la chute d’un jeune bourgeois dans l’extrême droite, une sorte d’exercice d’inversion pour comprendre son adversaire au même temps qu’un portrait pointu de l’intériorité humaine. Je me retrouvais obligée à reconsidérer Sarte, à tenter de le comprendre réellement, loin des clichés et du dédain général, injustifié si l’on ne prend pas en compte une certaine allergie pour tout ce qui flirte avec le communisme. C’est encore une fois, dans une bibliothèque amie que je tombais sur le fameux L’existentialisme est un humanisme. Texte court, restituant une conférence de Sartre où il tentait d’éclaircir et quelque part aussi de vulgariser l’existentialisme. Je me suis décidée à le lire car ça semblait être une bonne introduction à sa pensée, peu engageante, et que je n’étais pas encore prête à me jeter dans La nausée.

L’existence précède l’essence

Partant du principe cartésien, les existentialistes prennent la subjectivité comme point de départ. Nous n’avons aucune certitude autre que notre conscience et c’est à partir de ce premier constat que nous commençons à nous construire par rapport au monde. Il n’y a pas de nature humaine fixe, éternelle, elle se construit constamment, de la naissance à la mort, dans différentes situations. Cela nous ouvre à une liberté totale, à une vie-ébauche qui prend sens au fur et à mesure que nous faisons des choix, des choix inédits qui nous engagent complètement et pour lesquels nous n’avons pas forcément de point de référence. Nous sommes des projets toujours en cours et le monde humain est à notre image, un chantier bouillonnant. C’est une façon de voir l’humain et le monde qui intègre la conclusion naturelle de la mort de Dieu : qu’il n’y a pas de sens donné a priori, de destin prédéfini. Tout est le produit de nos choix et des choix des autres, qui sont toujours accompagnés de doute, « le sel de l’esprit » selon Alain.

Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après.

Un projet humain, très humain

Est-ce la nier le statut de personne d’autres animaux ? Pas forcément. En vérité, les existentialistes se sont très peu penchés sur la question animale et ont surtout comparé l’humain à des objets pour mettre en avant sa subjectivité. Il faudra attendre Derrida pour que la pensée contemporaine s’embarrasse de nouveau de la question animale, ébauchée par des penseurs dès l’antiquité.

L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il a projeté d’être.

L’existentialisme : une philosophie optimiste

Loin de l’image de l’existentialiste blasé, une pipe au bec, représentez-vous un personnage qui fume toujours pipe, certes, mais qui sourit à ses possibilités de vie. Différence majeure. Tout au long de son exposé, Sartre ne cesse de défendre un existentialisme radicalement optimiste car c’est « une doctrine qui rend la vie humaine possible », elle l’ouvre à sa liberté véritable, conscient que les conditions extérieures le limitent mais que par ses choix, il a toujours la possibilité d’agir au sein de ses limites et même de les repousser. C’est quelque part une philosophie de la résilience, de l’action, du terrain et la vie de Sarte en a été le témoignage.


Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore.

Quid de la morale ?

Plus éthique que morale au sens abrahamique du terme, la morale existentialiste est un chantier constamment en construction, c’est-à-dire l’étude de chaque situation spécifique qui permet de juger du choix le plus moral. C’est une approche beaucoup plus rationnelle, sans être utilitariste non plus, qui crée une coupure avec la vision morale classique qui déclare qu’il y a un Bien et un Mal, que qui constitue l’un et l’autre est fixe dans le temps et l’espace. Mais détrompez-vous, l’existentialisme n’est pas non plus la licence au relativisme moral le plus extrême. Dans cette pensée résolument libre, des garde-fous s’imposent naturellement à l’action humaine, à savoir la responsabilité et l’engagement. L’humain est conscient d’être libre de ses choix, il sait aussi que chacun de ses choix engage l’humanité toute entière et qu’il ne peut s’y soustraire, sa liberté est une responsabilité lourde à porter, ce qui crée une angoisse. Pour ignorer cette réalité et faire comme si tout était permis dès lors qu’il n’y a pas de certitudes, il faut, nous dit Sartre, faire preuve de mauvaise foi.

Certes, beaucoup de gens ne sont pas anxieux ; mais nous prétendons qu’ils se masquent leur angoisse, qu’ils la fuient; certainement, beaucoup de gens croient en agissant n’engager qu’eux mêmes, et lorsqu’on leur dire : mais si tout le monde faisait comme ça ? ils haussent les épaules et répondent : tout le monde ne fait pas comme ça. Mais en vérité, on doit toujours se demander : qu’arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? et on n’échappe à cette pensée que par une sorte de mauvaise foi.

En conclusion

Est-ce que je me réconcilie enfin avec Sartre ? Pas tout à fait. Est-ce que je pense qu’il est quand même une figure majeure de la pensée contemporaine et qu’on ne lui donne pas tout son dû ? Absolument.

L’existentialisme est un humanisme est le texte idéal pour comprendre la philosophie existentialiste, mais ce n’est qu’une porte d’entrée, il y a bien des nuances supplémentaires à retrouver dans les œuvres de Sartre ou de Beauvoir (notamment La morale de l’ambigüité que j’espère présenter prochainement), ou des expressions en marge de cette même philosophie, d’autres inflexions du concept, tel que l’absurde chez Camus. Quoi qu’il en soit, c’est une lecture essentielle pour arrondir son arsenal philosophique et, car tel est le rôle toute philosophie de tous temps, apprendre à vivre et à naviguer le monde.

4 réflexions au sujet de “L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre”

  1. Merci beaucoup pour ces jus sélectionnés, j’ai lu « L’existentialisme est un humainsme » en arabe il y a des années, et avec ce rappel je suis devenu plus sûr que traduire c’est trahir, bien que Sartre aussi été influencé par la philosophie existentielle des Allemands : Nietzsche, Martin Heidegger et Schopenhauer… mais quand quand même une nostalgie intense me possed et j’éxpliquait à ma mère illettrée mais croyante, le sens de l’existence précède l’essence, et « l’homme est condamné à être libre »…🤣
    Merci encore une fois pour ce bonheur que procure tes lectures qui me retiennent à chaque fois même pendant un moment.

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    1. Merci pour ce commentaire Rachid ! En effet, parfois traduire c’est trahir. J’ai aussi remarqué que les traductions de Nietzsche en arabe sont vraiment à côté de la plaque. Mes salutations à ta maman 💙

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