Notes de lecture

Relire ses classiques : Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse

Lus dans mon adolescence, les romans de Hermann Hesse ont une résonance très différente aujourd’hui. À un âge où l’on se cherche encore, où l’on est empêtré dans la rêverie et l’abstraction d’une vie à peine ébauchée, la lecture de Hesse se perd dans la beauté des symboles, elle est aussi très individualiste : de son « individualisme au service de la communauté », nous ne retenons que la première partie. Avec l’âge et l’accumulation d’expériences de vie, de nouvelles couches de l’œuvre hessienne se dévoilent à moi et j’y retrouve un plaisir toujours renouvelé. Narcisse et Goldmund est une œuvre emblématique de l’auteur, bien que moins connue. C’est à la fois un récit passionnant et une réflexion sur l’art, la pensée, l’amitié et l’ambiguïté de la vie.

L’amitié comme chemin vers la connaissance de soi

L’amitié est un thème cher à Hermann Hesse. Dans Demian, ou encore dans Le loup des steppes, c’est l’ami qui nous révèle à nous-mêmes et nous montre notre destinée unique, il nous tend un miroir dans lequel nous pouvons pressentir toutes nos possibilités, comme autant de joyaux enfouis qui appellent à être découverts, travaillés, polis. On retrouve là des idées nietzschéennes par excellence : l’Amor Fati (aimer son destin) et la sculpture de soi. Pour Hesse, chaque personne est un point unique de condensation des possibles de l’existence et en cela, elle aura une destinée radicalement propre qu’elle ne pourra se révéler qu’à travers la quête de soi. L’ami est celui qui nous pousse toujours plus loin dans ce chemin de la connaissance de soi au même temps qu’il apprend à se connaitre à travers nous.

Narcisse et Goldmund sont deux êtres d’exception que les circonstances amènent à se rencontrer dans un monastère, dans l’Allemagne du Moyen Âge. Attirés l’un vers l’autre, ils sont cependant très différents. Narcisse est d’un tempérament froid, ordonné et lucide : c’est l’archétype du penseur et du savant. Goldmund est une nature sensible, rêveuse, amoureuse des images et du chaos de l’existence : c’est l’archétype de l’artiste. L’un descend du père, l’autre de la mère, l’un est un être d’esprit et l’autre est connecté aux sens. Et pourtant ils s’aiment et se complètent à la perfection. Chacun trouve en l’autre l’inspiration de vivre authentiquement et de s’écarter de tous les faux chemins de la réalisation de soi, tracés de l’influence familiale ou les obligations sociales. Quelque part, cette rencontre est aussi le symbole d’une nature duale chez l’auteur lui-même, ou d’un idéal de complétude, celui du « philosophe-artiste » (Nietzsche, encore). Car il y a toujours un peu de l’artiste en Narcisse et un peu du penseur en Goldmund. Sans cela, ni l’un ni l’autre ne pourraient créer, des concepts ou des œuvres d’art.

Notre amitié n’a pas d’autre but, pas d’autre sens, que de te montrer comme tu es absolument différent de moi.

Un long voyage vers soi-même

Pour Hermann Hesse, « la vie de chaque homme est un chemin vers soimême, l’essai d’un chemin, l’esquisse d’un sentier. » Cette idée, il l’illustre souvent par des voyages, des récits de vagabonds comme Knulp, qui symbolisent le chemin intérieur parcouru par les protagonistes. Découvrant sa nature terrestre grâce à son ami Narcisse, Goldmund quitte le monastère et se lance dans un voyage solitaire pour trouver sa destinée. Il plonge cœur et âme dans la vie sensible, il vit au rythme des saisons, il découvre les plaisirs charnels qu’il conçoit comme un autre chemin vers la connaissance de soi. Il découvre aussi la douleur, cet autre visage de la volupté. Il commence à accepter la mort comme faisant partie du processus de la vie, quand il traverse une Allemagne ravagée par la peste, méditant sur la folie et la décomposition. Il découvre que la vie et la mort ne sont qu’une seule et même chose, c’est la mère qui vous pousse vers le monde puis vous rappelle en son sein. Toute cette expérience douloureuse a été pour lui un apprentissage et, comme le plaisir, un chemin vers la connaissance de soi.

Indépendants à l’égard des hommes, soumis seulement aux intempéries, aux saisons, sans but devant les yeux, sans toit au-dessus de la tête, ne possédant rien, livrés sans défense à tous les hasards, les vagabonds mènent leur existence puérile et vaillante, misérable et forte. Ils sont fils d’Adam chassé du paradis, frères des animaux innocents. D’heure en heure ils acceptent de la main de Dieu ce qu’il leur octroie : soleil, pluie, brouillard, neige, chaleur et froid, bien-être et détresse. Il n’est pour eux ni temps, ni histoire, ni visées ambitieuses, ni ces curieuses idoles de la prospérité et du progrès auxquelles on croit désespérément quand on possède une maison. Un vagabond peut être tendre ou brutal, industrieux ou balourd, courageux ou poltron, toujours il est, dans son cœur, un enfant, toujours il vit dans le monde naissant, avant l’aube de l’histoire universelle, toujours sa vie est menée par quelques instincts et quelques besoins primitifs. Qu’il soit intelligent ou sot, qu’il ait profondément conscience de l’instabilité de toute vie et sache que tous les êtres vivants trainent leurs quelques gouttes de sang chaud à travers la glace des espaces infinis, ou qu’il obéisse simplement, puéril et vorace, aux ordres de son ventre, toujours il est l’adversaire et l’ennemi mortel du possédant et du sédentaire qui le hait, le méprise et le redoute, car il est tant de choses qu’on lui rappelle : l’instabilité de toute existence, l’incessante décomposition de toute vie, la mort glacée et inexorable dans laquelle baigne l’univers.

Créer pour conjurer la mort

De son trop-plein d’impressions, Goldmund cherche une expression intégrale pour ses joies et ses tourments, tout l’enchantement et toute l’horreur que lui a inspiré son voyage. L’art, et plus spécifiquement la sculpture, est pour lui une voie évidente car il a toujours été sensible aux images et aux formes. Les silhouettes qu’il sculpte dans du bois deviennent pour lui des monuments de rencontre, de présences marquantes, qu’il tente de fixer et de faire durer, contre le caractère éphémère de toute existence. C’est aussi un acte salvateur pour lui, qui donne du sens et du poids à toutes ses errances et sublime de l’intérieur cette vie à la fois pétrie de contradiction et harmonieuse. De son côté, Narcisse se réfugie dans la vie monacale où il a sa vocation. Il se met tout entier au service de l’esprit et de la pensée abstraite. Tous deux créateurs, l’artiste et le penseur sont engagés dans un jeu libre, dans un pari incertain où l’œuvre est toujours inachevée et incomplète, tout comme la vie de chacun.

Peut-être, pensait-il, la source de tout art est sans doute aussi de toute pensée est-elle la crainte de la mort. Nous la craignons, nous frissonnons en présence de l’instabilité des choses, nous voyons avec tristesse les fleurs faner, les feuilles tomber chaque année, et nous sentons manifestement dans notre propre cœur que nous sommes, nous aussi, éphémères et que nous nous fanerons bientôt. Lorsque, comme artistes, nous créons des formes ou bien, comme penseurs, cherchons des lois ou formulons des idées, nous le faisons pour arriver tout de même à sauver quelque chose de la grande danse macabre, pour fixer quelque chose qui ait plus de durée que nous-mêmes.

Narcisse et Goldmund est un roman à la fois fluide et riche. À chaque nouvelle lecture et selon vos thèmes de prédilection du moment, vous pouvez en faire une lecture différente : sous l’angle de l’art, de la pensée, de la quête de soi, de la sensualité, de la mortalité… J’en recommande vivement la lecture et la relecture, comme pour toute l’œuvre de Hermann Hesse.

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