En ouverture à Anna Karénine, Tolstoï écrivait : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. » Curieux, en effet, est le drame des Tolstoï. À une famille exceptionnelle, versée dans les arts, une crise familiale tout aussi exceptionnelle, à coups d’autofictions révélatrices et de références musicales puissantes. Ainsi, « La Sonate à Kreutzer « , œuvre polémique de Léon Tolstoï, est suivie de récits-réponses de Sofia Tolstoï, qui y a vu une attaque personnelle : « À qui la faute ? » et « Romance sans paroles ». Léon Tolstoï fils joint sa voix à la sonate, dans une nouvelle à thèse où il tente d’affirmer sa vision unique de la religion, de la sexualité et de la vie.
Le paradoxe de Léon Tolstoï
Dans « La sonate à Kreutzer », le protagoniste fait un voyage en train qui sera pour lui révélateur. De lui, nous ne savons rien. Il n’est que le médiateur, il est là comme réceptacle de la pensée d’un autre, Pozdnychev, qui raconte son drame conjugal. Il se lance ainsi dans un long monologue sur l’institution du mariage et les leurres de l’amour, avec des accents nihilistes et antinatalistes. C’est un curieux mélange de pensées, de charges contre les femmes et contre leur soumission, contre le mariage et la débauche, qui révèle tous les paradoxes de la pensée de Tolstoï. Nous pourrions penser que ce ne sont là que les élucubrations d’un fou qui, comme il nous est révélé dès le début du récit, a tué sa femme. Mais les références autobiographiques sont ici très fortes, nous retrouvons notamment la scène du journal qu’il fait lire à sa fiancée pour lui révéler ses aventures de débauché. Scène que nous retrouvons également dans Anna Karénine, entre Levin et Kitty, et qui se retrouve aussi dans les journaux de Léon et Sofia Tolstoï. Le roman n’en est pas moins puissant et probablement l’un des chefs-d’œuvre de l’écrivain. Ce texte controversé alors qu’il traversait sa crise spirituelle, sept ans après sa Confession. La postface, publiée quelques années plus tard, vient clarifier la pensée de l’auteur et vient de nouveau confirmer son dédain pour l’institution du mariage et l’église, son attachement à la chasteté absolue comme seule voie vers le salut. Cette période de conversion a été vécue comme un véritable drame dans la famille des Tolstoï et marque un véritable tournant dans l’œuvre de l’écrivain, où il sacrifie l’artiste au nom du penseur.
Quelle chose terrible que cette sonate ! Surtout cette partie ! Et chose terrible, en général, que la musique. Qu’est-ce ? Je ne comprends pas ce que c’est que la musique, et pourquoi elle a de tels effets. On dit que la musique élève l’âme. Bêtise, mensonge. Elle agit, elle agit effroyablement (je parle pour moi), mais non 147d’une façon ennoblissante. Son action n’est ni ennoblissante ni abaissante, mais irritante. Comment dirais-je ? La musique me fait oublier ma situation véritable. Elle me transporte dans un état qui n’est pas le mien ; sous l’influence de la musique, il me paraît sentir réellement ce que je ne sens pas, comprendre ce que je ne comprends pas, pouvoir ce que je ne puis pas. La musique me paraît agir comme le bâillement ou le rire : je n’ai pas envie de dormir, mais je bâille quand je vois d’autres bâiller ; sans motif pour rire, je ris en entendant rire.
Le droit de réponse de Sofia Tolstoï
C’est Sofia Tolstoï qui relit « La sonate à Kreutzer » et quand le roman est censuré, c’est elle qui demande au Tsar de lever l’interdiction. Compagnonne d’écriture de Léon Tolstoï, elle défend son œuvre sans pour autant l’approuver. Elle se lance dans l’écriture d’une nouvelle, « À qui la faute? », où elle entend répondre à un texte qui la vise. Elle donne voix à la femme de Pozdnychev, restée silencieuse jusque-là. Elle développe à travers elle une réflexion intéressante sur la situation des femmes de son époque, minées dans leurs forces vives, privées de toute ambition propre et éternellement incomprises. Elle n’hésite pas non plus à caricaturer son mari, à tourner en dérision ses velléités philosophiques et spirituelles. Après ce texte chargé, Sofia Tolstoï se lance dans l’écriture de « Romance sans paroles », texte plus calme et plus personnel dans lequel se révèle tout son talent d’écrivaine, toute sa richesse de sentiment et d’expression. Nous y retrouvons des réflexions sur la nature, la mort, la musique et la philosophie stoïcienne comme voies de guérison, ainsi que des passages poignants sur les affres de l’amour platonique, lorsque nous finissons par aimer l’amour plus que son objet.
Mais dans cette sensation de béatitude, si rare dans une vie, il y avait quelque chose de criminel ; le lien entre l’auditrice et le pianiste était si fort qu’il ne pouvait jamais plus se rompre ; il était présent pour longtemps, pour toujours ; quoi qu’il advienne par la suite dans la vie de Sacha et quelle que soit sa destinée après cette soirée.
Léon Tolstoï fils : un besoin de s’affirmer
Léon Tolstoï fils peine, toute sa vie durant, à se démarquer de son père. Vivre sous l’ombre d’une plume reconnue et nourrir une ambition d’écrivain n’est pas de tout repos. En réponse à « La sonate à Kreutzer », le fils écrit une œuvre à thèse, où toute son opinion s’exprime directement par la voix de Komkov, qui se lance tout comme Pozdnychev dans un long monologue. Le personnage fait référence au roman du père et surtout à sa postface, il reprend les arguments de Léon Tolstoï point par point, pour les déconstruire et leur opposer sa propre vision des choses. Il remet en question l’idéal de chasteté absolue et l’antinatalisme défendus par Tolstoï père. Il déplore au passage la prédominance et la ténacité du mysticisme russe, naïf et détaché de la réalité. Il présente une vision plus terrestre de l’amour, au service de la vie et non de la mort.
Quand il était troublé, rien ne le calmait aussi bien que la musique, alors il mettait dans les sons tout ce qu’il avait sur le cœur, sans se soucier de savoir si on l’écoutait ou pa, comme cela arrivait quand il jouait sans véritable nécessité.
Le recueil rassemblant les nouvelles des Tolstoï, paru chez Les Éditions des Syrtes sous le titre La sonate à Kreutzer, raconte la conversion de Léon Tolstoï et nous dévoile tous les effets que cela a pu avoir sur son entourage. Il nous fait aussi découvrir, sous leurs différentes plume, une famille happée par son amour pour la musique où elle trouve l’expression la plus juste de ses drames et de ses joies.

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Deep as always !
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Extraordinaire, un des livres fétiches de ma bibliothèque…
Tu es à Agadir ce weekend Fedwa ?
I’ll be there…
See you
@li
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Mlaheureusement non ! Merci pour ton retour 🙂
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Fais moi signe si tu veux si tu es de passage au Maroc cet été, avec grand plaisir ,,🙏
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