Ode à la nouvelle : Risibles amous de Milan Kundera, Le dernier été de Klingsor de Hermann Hesse, Grand Union de Zadie Smith, Le cheval de Nietzsche d'Abdelfattah Kilito, La mort d'Ivan Illitch de Tolstoi
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Ode à la nouvelle : cinq recueils de nouvelles sur l’amour, l’art, la mémoire et la mort

La nouvelle n’est pas un sous-roman. Ce n’est pas un simple brouillon. Sa brièveté n’est pas toujours une preuve d’incomplétude, elle peut être un agent de densification. La limitation du texte court peut amener les auteurs à focaliser toute leur attention sur un court laps de temps, à en dégager toutes les impressions sans parcimonie (Tolstoï), à illustrer des idées maîtresses dans leurs œuvres (Hesse et Kundera), à examiner des éclats de souvenirs et en dégager du sens (Abdelfattah Kilito), ou encore à prendre courage pour émanciper la parole, laisser libre cours à son imagination et désencombrer la pensée de la bienséance (Zadie Smith). Ces cinq recueils nous montrent que la nouvelle peut être un texte à part, entier, au même temps que le champ de développement d’un projet d’écriture. Cinq recueils que j’ai lus et relus, dont je garde en mémoire des passages, des impressions de lecture indélébiles et que je vous invite à découvrir.

Risibles amours de Milan Kundera

Kundera écrit sa prose comme il compose une partition, avec une grande maîtrise. Ce recueil de nouvelles ne fait pas exception. Sa construction est pensée de telle sorte que sept nouvelles se répondent, font écho aux même thèmes, de façon symétrique. La première et la dernière nouvelle, Personne ne va rire et Edouard et Dieu, nous parlent de la possibilité du comique alors même que le rire est interdit. La pomme d’or de l’éternel désir et Le docteur Havel vingt ans plus tard mettent en scène l’infidélité et le jeu en amour. Le jeu de l’auto-stop et Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts explorent les notions de mémoire et d’identité. Enfin, Le colloque, nouvelle centrale et clé de lecture de toute l’œuvre, rassemble des dialogues reprenant les concepts déjà abordés. Risibles amours est à la fois un projet achevé et un laboratoire de l’œuvre plus large de Kundera, où il développe certains des thèmes centraux qui apparaitront plus tard dans L’insoutenable légèreté de l’être ou La plaisanterie, avec toujours son écriture à la fois lucide et poétique.

Si l’on était responsable que des choses dont on a conscience, les imbéciles seraient d’avance absous de toute faute. [. .. ] l’homme est tenu de savoir. L’homme est responsable de son ignorance. L’ignorance est une faute…

Le dernier été de Klingsor de Hermann Hesse

J’ai lu plusieurs recueils de nouvelles de Hermann Hesse avec toujours l’impression de lire des œuvres complètes, denses, avec le même humour et la même profondeur que ses oeuvres maîtresses (Siddhartha, Demian, Le loup des steppes, ou encore Le jeu des perles de verre). Le dernier été de Klingsor est celui dont je garde la plus vive impression. Il rassemble quatre récits, tous traversés par le thème de la quête de soi si cher à l’écrivain, et cette quête se fait par plusieurs chemins : l’amour et ses paradoxes dans La scierie du marbrier, l’angoisse dans Âme d’enfant, l’exil dans Klein et Wagner et l’art dans Le dernier été de Klingsor. Cette dernière est particulièrement autobiographique, elle décrit un peintre aux prises avec le sens de l’existence et rappelle une période de crise chez l’écrivain où il s’isole pour écrire, mais aussi pour peindre. C’est surtout cela, le talent de Hesse, mêler l’intime au fantastique pour sublimer le récit de sa vie.

Ce que je suis en train de vivre, c’est moins un printemps qu’une explosion ; la réserve de dynamite encore cachée en moi me stupéfie.

Ode à la nouvelle : Risibles amous de Milan Kundera, Le dernier été de Klingsor de Hermann Hesse, Grand Union de Zadie Smith, Le cheval de Nietzsche d'Abdelfattah Kilito, La mort d'Ivan Illitch de Tolstoi
Cinq recueils de nouvelles sur des thèmes majeurs : l’amour, l’art, la mémoire et la mort

Grand Union de Zadie Smith

La créativité est un acte de courage et Zadie Smith n’en manque pas. Tous ses personnages, même si nous ne les rencontrons que de façon furtive, apparaissent déjà complexes, ont l’audace de nous dévoiler leurs pensées les plus intimes et les moins amènes, leurs ombres les plus sombres. Les textes de Grand Union sont à la fois riches et fluides, servis par l’écriture cocasse de l’autrice et son fin sens de l’observation. On y retrouve de tout : des moments de vie où le quotidien est sublimé, de curieux récits de jeunesse, des bribes de souvenirs, de rêves, des confessions à part soi… Mais aussi, des projections futuristes déjantées, dans un monde post-apocalyptique, des réflexions originales sur l’art, la société et la politique. J’ai particulièrement apprécié Sentimental Education, dans laquelle la protagoniste partage sans concessions et avec beaucoup d’humour son expérience de la construction de son identité, des relations et de la sexualité en tant que femme racisée.

Pourquoi s’est-elle réveillée en sursaut ? Ce n’est pas tant parce que le rêve était pervers, mais parce qu’elle savait qu’elle ne pourrait l’oublier et, par extension, toute l’expérience qui l’y a conduite. Et elle voulait oublier. Dans la méritocratie de Monica, il fallait se débarrasser des souvenirs : ils nous rattachent à un passé que l’on se préparait déjà à abandonner. Elle n’essaie jamais de se rappeler de quoi que ce soit. Mais en rêve, c’était différent. Un rêve, c’est une maison construite par votre cerveau sans votre permission, avec pour but de préserver les souvenirs, les expériences et les impulsions rebelles pour l’éternité…

Le cheval de Nietzsche de Abdelfattah Kilito

J’ai toujours aimé les textes courts, drôles et intelligents d’Abdelfattah Kilito. Le cheval Nietzsche rassemble divers récits, souvenirs et réflexions pétris de références ses lectures, car il est d’abord un grand lecteur et en cela, nous nous sentons très proches de lui. L’écriture de Kilito se présente en fragments, en éclats, comme dans La querelle des images. La brièveté n’est ici pas un accident, elle est recherchée : c’est la forme la plus adéquate pour contenir la pensée dynamique de l’auteur. Le recueil ne suit pas une temporalité linéaire, mais en réarrangeant les différents récits, nous pouvons retracer une sorte d’autobiographie, la ligne progressive de l’enfance à l’âge adulte de l’écrivain, la découverte de soi, de ses passions véritables, à la construction de soi à travers un acte répété, faute de mieux. Il s’agit bien évidemment de l’écriture, qui commence chez Kilito par la copie avant qu’il ne prenne le courage d’écrire ses propres mots, tributaire qu’il est d’une longue tradition du pastiche et du commentaire.

La seule façon pour moi de lire était de recopier… Il est vrai que j’attendais le moment où je passerais naturellement à la rédaction de mes propres livres. Je situais cependant dans un avenir lointain la réalisation de ce projet. J’avais l’impression que je ne méritais pas d’écrire, et l’idée de prétendre à l’originalité m’effrayait, comme si j’allais commettre une action condamnable tout ce qui se présentait à moi, c’étaient des phrases de livres que j’avais recopiés. J’étais habité par des paroles d’autrui. Incrustées dans ma mémoire, elles constituaient une richesse encombrante dont je n’arrivais pas à me débarrasser.

La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï

Ce recueil rassemble, en plus de La mort d’Ivan Illitch, deux autres nouvelles : Trois morts et Maître et serviteur, Le format court est ici une nécessité, c’est la façon la plus judicieuse qu’a trouvé l’auteur pour décrire, de façon concentrée, avec toutes les impressions de leurs vies intérieures et les contradictions de leur entourage, les derniers jours des mourants. Bien qu’écrits à différentes époques de la vie de Tolstoï, alors qu’il passe par différentes crises existentielles dont il parle avec vulnérabilité dans Confession, ces trois textes présentent une même vision de la mort. L’écrivain jette un regard serein et réaliste sur la fin de vie de différents personnages et exerce à travers eux un face à face avec la mort que beaucoup esquivent. Ce regard désabusé n’est pas forcément fataliste : la mort ne terrasse pas la vie, qui perdure, souveraine, c’est un phénomène naturel qui la traverse et participe à son renouveau. Tolstoï nous montre que pour mieux vivre, il faut accepter l’idée, la possibilité de la mort, en soi et en autrui.

Mourait-il ou s’endormait-il ? Il ne le savait ; mais il se sentait également prêt pour l’une ou pour l’autre chose.

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