De nos jours, parler de bonheur, c’est kitsch. C’est l’apanage des coachs de vie et autres charlatans modernes, dont les livres se vendent comme des petits pains. Mais dans l’antiquité, la philosophie était au plus près de la vie et diverses écoles se disputaient l’idéal de l’art de vivre et offraient des réflexions complexes dans une langue simple. Dans son texte De la vie heureuse, Sénèque nous donne sa définition philosophique du bonheur tout en apportant sa nuance stoïcienne.
Pour le philosophe romain, le bonheur ne peut naître que d’une d’une vie en accord avec la nature, autre nom du destin, rappelant ainsi cette formule de Marc-Aurèle : « La nature rend chacun de nous capable de supporter ce qui lui arrive. » La quête vers le bonheur est donc aussi une quête vers la connaissance et vers une certaine sagesse, celle de l’acceptation de la nature des choses :
… je me prononce pour la nature des choses. Ne point s’en écarter se former sur sa loi, sur son modèle : voilà la sagesse.
Cette vision fataliste, terne, dessine les contours d’un bonheur possible, fruit d’un travail acharné sur soi pour se libérer de l’habitude et l’opinion commune :
La source de nos plus grands embarras, c’est l’habitude où nous sommes de façonner au grès de l’opinion, persuadés que ce qu’il y a de mieux, c’est ce que l’on reçoit avec grand assentiment et de dont il y a des exemples nombreux : ce n’est point là une vie raisonnable, mais une vie d’imitation.
Sénèque presse le lecteur à suivre sa propre voie au risque de s’égarer sur les sentiers battus :
Le mal est qu’on se serre contre ceux qui marchent devant soi ; chacun aimant mieux croire que juger, jamais nous ne jugeons la vie, toujours nous nous en rapportons aux autres. Ainsi ballotés, et abattus par l’erreur transmise de main en main, nous périssons victimes de l’exemple. Nous guérirons en nous séparant de la foule ; rebelle à la raison, le peuple défend sa maladie.
L’idéal stoïcien du bonheur est calme, tout en retenue. Ce n’est pas un bonheur frénétique et tapageur, mais un regard serein vers l’horizon, ce n’est pas l’explosion des sens mais leur apaisement. En cela, il rappelle la notion d’ataraxie chez les épicuriens, pourtant école rivale du stoïcisme et que Sénèque, loin de caricaturer, juge avec nuance :
Je pense et je déclare, malgré les philosophes de notre école, que les préceptes d’Épicure sont purs, droits et même austères, si on les examine de près, car son plaisir est enfermé dans les bornes les plus étroites. La loi que nous imposons à la vertu, il la prescrit au plaisir. […] Je ne dis point, par conséquent, comme la plupart des nôtres, que la secte d’Épicure est une école de débauche : mais je dis qu’elle a mauvaise réputation, et qu’elle est injustement décriée.
Aujourd’hui, dans la culture populaire, l’épicurisme continue de souffrir de cette « mauvaise réputation » et d’être associé au faste et aux excès en tous genres. De même, le stoïcisme est vu comme une doctrine ascétique de la froideur et de l’imperméabilité, alors même que ses fondateurs prônent la fortitude, la capacité à endurer ce qui advient, sans clamer la perfection et sans nier tout plaisir. Du reste, les désaccords entre stoïciens et épicuriens sont souvent des questions de forme plus que de fond, ils visaient le même but en suivant des voies de réflexions divergentes. Malgré son admiration, Sénèque reproche à Épicure de donner une place trop centrale au plaisir alors que celui-ci devrait être soumis à la vertu, comme un accessoire et non une fin en soi, pour éviter tout excès et parvenir à une réelle tranquillité de l’esprit :
Si pourtant l’union du plaisir et de la vertu vous plaît ; si vous voulez aller à la vie heureuse en cette compagnie, que la vertu marche en avant, que le plaisir la suive, en tournant comme l’ombre autour d’un corps. Mettre aux gages du plaisir la vertu, le plus beau des biens, c’est faire preuve d’une profonde bassesse. Que la vertu soit la première, qu’elle porte l’étendard, nous jouirons néanmoins du plaisir, mais nous en serons les maîtres et les modérateurs ; il nous arrachera quelque chose par prière, mais rien par violence.
Philosophe de renom et conseiller de Néron, Sénèque était une personnalité en vue. S’il y a bien quelque chose qui semble troubler sa quiétude, ce sont ses détracteurs qu’il prend un malin plaisir à envoyer promener vers la fin de son texte. Ressuscitant Socrate, le plus diffamé de tous les philosophes, jusqu’à en boire la ciguë, Sénèque s’adonne à l’exercice de la prosopopée pour répondre à ses critiques :
Ces attaques elles-mêmes ont fait éclater ma vertu ; elle tire avantage, en effet, du grand jour et des épreuves, et nul ne connaît mieux sa grandeur que celui qui a senti ses forces en la provoquant. La dureté du caillou n’est mieux connue de personne que de celui qui le frappe. Je me présente comme un rocher isolé dans une mer orageuse ; les flots ne cessent de le battre en tous sens, mais ils ne peuvent ni le déplacer, ni le détruire par leurs attaques réitérées, à travers tant de siècles. Jetez-vous sur moi, donnez-moi l’assaut, je vous vaincrai par la patience. S’attaquer à des corps fermes et inébranlables, c’est employer sa force à son détriment. Cherchez donc une matière molle et souple où vous puissiez enfoncer vos traits.
J’ai déjà parlé de mes réticences vis-à-vis des stoïciens, de leur morale un peu trop aristocrate à mon goût, mais je reviens toujours vers Sénèque. Il a une certaine sincérité, il élabore sa réflexion à partir de son propre vécu et garde une grande vitalité face à l’adversité. Sa prose est belle et austère, toute en images et sans fioritures, comme l’est souvent la langue des antiques ou du moins ce qui nous en parvient après les rafistolages et traductions.
Connaissez-vous de la nature des choses de Lucrèce ? Un texte qui m’a passionné ! Il me faudrait le relire pour en faire une chronique… Bravo pour la votre, je trouve votre article sur Sénèque formidable !
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Merci beaucoup pour votre retour, ça me fait très plaisir ! Je n’ai pas encore lu ce texte mais je pense que je devrais. J’attends votre chronique avec impatience en tout cas.
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