hermann hesse, Notes de lecture

Relire ses classiques : Demian de Hermann Hesse

Adolescente, je m’éloignais des livres. J’avais envie de sortir de ma coquille, de rejoindre la foule chaotique des gens de mon âge et de chanter à l’unisson le cri plaintif de la désobéissance. Je cherchais un semblant de communauté et constamment entourée, je me sentais curieusement très seule, en moi bouillonnaient des questions sans réponses et un cruel besoin de me recentrer, de retrouver foyer en moi-même et vint Demian.

A cette époque, peu de livres m’intéressaient. Ils m’apparaissaient tous étrangers, distants, sans rapport avec ma condition. Mais Demian m’attira par ses connotations démoniaques et sa couverture minimale, ornée d’une esquisse d’Egon Schiele. Ce texte deviendra un monument de ma jeunesse, un outil de maturation qui accompagna l’éclosion de mon individualité. Le relire aujourd’hui, c’est me donner l’occasion de le revisiter, de mettre en relief de nouveaux passages peut-être, de lui trouver une nouvelle résonance.

Au premier abord, il s’agit d’un récit de jeunesse tout à fait classique. Sinclair est au croisement de l’enfance et de l’adolescence. Protégé par le monde lumineux du foyer familial, il est de plus en plus happé par le monde extérieur, sombre, immoral. Cette dichotomie simplificatrice, il apprend à la dépasser en rencontrant Demian, un élève plus âgé, une sorte de Lucifer réhabilité et bienveillant qui confronte ses croyances et aprioris, l’initie au culte d’Abraxas, à une vision du monde et de soi débarrassée des catégories binaires, du bien et du mal, du masculin et du féminin, etc. Enfin, ll lui enseigne le seul et unique prédicat qui compte :

La vraie mission de tout homme est celle-ci : parvenir à soi-même. Son affaire est de trouver sa propre destinée, non pas une destinée quelconque, et de la vivre entièrement. Chacun de nous est un essai de la nature, dont le but est l’homme. J’étais un essai de la nature, un essai dans l’incertain, essai qui aboutirait peut-être à quelque chose de nouveau, peut-être à rien, et laisser se réaliser cet essai, du sein de l’Inconscient, subir cette volonté obscure, la faire entièrement mienne, c’était là ma seule, mon unique mission.

À plusieurs égards, Demian est un roman allégorique, présentant une vision magique de l’existence, irréelle. Le style peut paraître simple, le verbe s’écoule sans fioritures, mais le texte reste profond par son propos et la frugalité de l’expression est ici une prouesse de l’auteur, un gage de maîtrise. Cette langue, pétrie de références philosophiques, psychanalytiques et occultes, je la retrouvais avec beaucoup de plaisir. Je décèle aujourd’hui ce que je ne pouvais soupçonner alors; notamment l’influence évidente de Carl G. Jung dont Hesse a été le patient et l’élève, avec des concepts tels que l’individu, les ombres, l’inconscient collectif, le devenir et la destinée. Les références à Nietzsche sont également plus claires, sachant que c’est Hesse qui m’a d’abord conduit vers mon premier recueil d’aphorismes nietzschéens. Les symboles occultes abondent et la figure d’Abraxas, cette divinité gnostique oubliée, traverse toute l’œuvre. Mais ces mythes ne sont pas vénérés ou considérés en soi, ils font seulement office de métaphore.

Au milieu de nous aussi, il y avait des croyants divers et des adeptes de toute sorte de méthodes promettant le salut. Il y avait des bouddhistes qui voulaient convertir l’Europe. Il y avait des tolstoïens et des adhérents d’autres doctrines encore. Au milieu de ces gens, nous formions un cercle plus étroit. Nous les écoutions mais nous n’acceptions aucune de ces doctrines sinon en tant que symbole. Nous, les porteurs du signe, nous n’éprouvions aucune crainte à l’égard de l’avenir. Toute confession, toute doctrine promettant le salut par un moyen ou un autre nous semblait condamnée d’avance à la mort et à la stérilité. Et pour nous, le seul devoir, la seule mission consistait en ceci : devenir entièrement soi-même, développer le germe actif déposé en nous par la nature, être prêt, devant l’avenir incertain, à tout ce qu’il pourrait nous apporter.

La deuxième moitié du livre, présentant un Sinclair au sortir de l’adolescence, est traversée par le  pressentiment d’un changement imminent, d’une guerre dévastatrice. Il y est question d’une Europe égarée, appauvrie, aux idylles trop étroites, aveuglée par le culte de la raison cartésienne et qui tend vers une nouvelle naissance. Peut-être que le souvenir récent de la première guerre mondiale (le livre a été publié en 1919) était l’un des moteurs de ce roman, peut-être était-ce simplement une autre métaphore. Plus jeune, j’y voyais surtout un écho à mon effondrement intérieur et à la naissance de mon individualité. Aujourd’hui, j’y vois aussi un besoin de renouveau plus large à une époque d’incertitude et d’ébullition plus intenses que jamais.

L’oiseau cherche à se dégager de l’œuf. L’œuf est le monde. Celui qui veut naître doit détruire un monde.

catus
Hermann Hesse, un étranger des lettres

De son vivant, Hermann Hesse ne rencontra pas beaucoup de succès. Même après le prix Nobel, il resta un outsider, tout comme ses personnages, un étranger du monde des lettres. Son roman Siddhartha avait des accents bouddhistes connut un succès posthume auprès de la jeunesse hippie, mais leur lecture était probablement déconnectée du propos de Hesse qui tout en traversant diverses doctrines, ne fit d’aucune sa demeure. Le loup des steppes est également un excellent roman d’initiation, qui se déroule dans le contexte d’une Europe en plein essor industriel  et se clôt par un délire psychédélique révélateur. Narcisse et Goldmund se déroule au Moyen Âge et offre, au même temps qu’un voyage vers soi-même, une réflexion sur les archétypes de l’artiste et du penseur. Enfin, Le jeu des perles de verre est probablement l’ultime texte de Hesse. Écrit à la fin de sa vie, c’est une utopie pédagogique qui demandera aussi bien une connaissance de l’œuvre que la familiarité avec ses références aussi nombreuses qu’éclectiques (d’ailleurs, je ne l’ai pas encore lu).

5 réflexions au sujet de “Relire ses classiques : Demian de Hermann Hesse”

  1. J’ai lu Le jeu des perles de verre de Herman Hesse pour la fac et je n’ai pas vraiment accrocher au roman et au style de l’auteur. Je me disais donc que je pourrais peut-être me retenter un autre livre de cet écrivain en me plongeant dans celui-ci . Merci pour ton article ! 😀

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