Si vous cherchez « Boca Grande », vous tomberez sur une petite commune de la Floride. Mais dans Un livre de raison (1977) de Joan Didion, c’est un pays fictif de l’Amérique centrale : terre monochrome dont l’immobilisme absolu contamine l’air et les eaux, façade en papier mâché à un gouvernement rongé par la corruption. Dans cet étang putréfié se déploie une méditation sur le délitement social et individuel à travers le récit des derniers jours d’une femme étrangère, une norteamericana, une turista : Charlotte Douglas.
Je sais comment établir le schéma moléculaire de la vie, représenter les hélices simples, doubles des acides aminés, mais lorsque je m’efforce de définir le modèle du « caractère » de Charlotte Douglas je ne vois qu’une pulsation lumineuse.
Le récit nous est narré par Grace, une autre norteamericana, rattachée à la suite de son mariage à l’une des familles patriciennes de Boca Grande. Elle désire, avant que le cancer ne la terrasse, témoigner de cette femme fluette arrivée un beau jour à l’aéroport del Presidente, remonter le fil d’une vie épuisée dans la fuite de soi. Ethnologue passionnée de biochimie, Grace tente de disséquer la psyché de Charlotte, de constater la décomposition dans sa structure cellulaire même. Mais toujours, quelque chose lui échappe.
Ses affaires, ses vêtements étaient de prix mais quelques détails, à peine perceptibles, trahissaient une sorte de délabrement […] qui suggérait une usure secrète de l’esprit, ou une blessure, ou l’abandon.
Sans le vouloir, par pure inconscience, Charlotte Douglas se retrouve au centre d’une révolution qui ne veut rien dire, pétrie de calculs politiques, simples symptômes d’un système qui se reproduit indéfiniment par un tour de passe-passe. Quand elle arrive à Boca Grande, elle attire tout de suite l’attention avec ses manières fantasques et ses vêtements de luxe. Mais derrière le faste, une certaine précarité transparaît. En société, c’est une femme volubile, elle se perd souvent dans des monologues qui sont aussi des ressassements, découvrant les miettes d’un passé refoulé.
Toute ma vie je suis toujours partie. Cette fois-ci je ne bouge plus.
Elle s’installe tout de suite dans une routine de touriste à durée indéterminée, avec des habitudes vite acquises. La journée, quand elle ne fait pas du bénévolat dans une clinique, elle écrit ses lettres maladroites où elle tente d’expliquer la situation d’un pays qu’elle connaît à peine. Le soir, quand elle ne dîne pas au Jockey Club, elle invite des intellectuels (qu’elle écoute à peine) à discuter du « caractère existentiel de l’Amérique latine ». Parfois, tard dans la nuit, elle s’installe au piano de l’hôtel où elle joue des airs de Mountain Greenery.
Je crois n’avoir jamais connu personne qui fût, comme elle, capable de vivre une existence qui échappe à tout réexamen.
Journaliste et écrivaine, Joan Didion mène une véritable enquête psychologique, avec une précision et une acuité rares. Son style, tout en économie, ne manque pas de poésie. La beauté se retrouve dans la décadence même, par petites touches et sans jamais aveugler. La plus grande force de l’écrivaine est sa capacité à illuminer les détails qui peuplent notre quotidien, à les mettre en mots et à leur donner tout leur sens, comme les signes avant-coureurs d’une fragmentation continuellement à l’œuvre et à peine perceptible.
Peut-être qu’il n’existe aucun rôle moteur dans ce récit. Des évènements se sont produits, voilà tout.
Au cœur d’un climat géopolitique éruptif, Un livre de raison n’emprunte pas le chemin facile du thriller politique. Le texte est sobre, sans excès de péripéties. La mort de Charlotte Douglas nous est révélée dès les premières pages. C’est un récit à rebours, une réflexion qui n’aboutit à aucune certitude. Dans le récit, des zones d’ombre demeurent. Nous ne saurons jamais vraiment pourquoi Charlotte a choisi cette destination plutôt qu’une autre, pourquoi elle a refusé de quitter Boca Grande alors même que la menace s’intensifiait, si sa fin lui est venu par surprise ou si elle s’est en quelque sorte laissée mourir.

Belle analyse qui reproduit l’atmosphère suffocante du monde où vit C. Douglas en touriste, un monde qui résume toute l’immensité et le désespoir d’une Amérique latine vouée souvent à la tragi-révolution.
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