Philosophe et féministe iconique, j’ai d’abord connu Simone de Beauvoir par l’essai. Avec L’âge de discrétion (1967), je la découvre en romancière et même si ce n’est qu’un récit court, je ne suis pas déçue. Ce roman s’inscrit dans une réflexion récurrente de la philosophe, car à côté de la déconstruction de la féminité et des rôles de genre, elle s’est aussi beaucoup intéressé à notre rapport à la vieillesse. Le texte est limpide et fluide. L’héroïne est une femme de soixante ans en pleine réflexion sur son âge. Intellectuelle estimée, avec une œuvre accomplie derrière elle, elle rappelle un peu trop l’auteure elle-même. Il y a quand même des différences : elle n’est pas philosophe mais essayiste littéraire, son compagnon de vie n’est pas philosophe mais scientifique. En plus, elle a un fils alors que l’auteure s’était juré de ne pas enfanter.
L’âge de discrétion : récit ou appendice?
Malgré ces variations, on peut avoir l’impression, au début, d’avoir affaire à une projection de vie de Simone de Beauvoir dans une vie parallèle. Les péripéties de L’âge de discrétion tournent autour du thème de la vieillesse, et on peut penser que ce roman n’est qu’une introduction à La vieillesse (1970), essai où Beauvoir tente de défaire toute la mythologie tissée autour du troisième âge. Un exercice qu’elle avait déjà entrepris dans Le deuxième sexe (1949) au sujet du genre et de la situation des femmes. Mais très vite, l’univers littéraire prend forme, les personnages gagnent en profondeur, ils apparaissent comme des individus à part entière qu’on cesse de comparer à des personnes réelles. On se sent surtout happé par le dialogue intérieur de la narratrice, si bien que l’on regrette de devoir refermer le livre aussi tôt.
Autrefois, je ne me souciais pas des vieillards ; je prenais pour des morts dont les jambes marchent encore ; maintenant je les vois : des hommes, des femmes, juste un peu plus âgés que moi.
Regards croisés sur la vieillesse
Dès le début du roman, on est confrontés à deux perspectives radicalement opposées sur la vieillesse : celui de l’héroïne, d’un optimisme tenace et celui de son compagnon, résolument pessimiste. Là où il voit la déchéance, elle voit le mûrissement. Là où il voit le désert de l’esprit, la fin de toute création originale, elle voit l’horizon de l’œuvre ultime. Et face à son laxisme, à son excès de compassion envers ceux qui abandonnent leurs valeurs, elle s’accroche d’autant plus à ses principes et exige de même des autres. Quand la jeunesse et la nouveauté du monde le dépassent, elle y trouve une source d’émerveillement. Pour lui, le passé est perdu à jamais, pour elle c’est un acquis réconfortant qui lui fait apprécier le temps présent.
Reflets, échos, se renvoyant à l’infini : j’ai découvert la douceur d’avoir derrière moi un long passé. Je n’ai pas le temps de me le raconter, mais souvent à l’improviste je l’aperçois en transparence au fond du moment présent ; il lui donne sa couleur, sa lumière […] Autrefois je me berçais de projets, de promesse ; maintenant, l’ombre des jours défunts veloute mes émotions, mes plaisirs.
La crise de la soixantaine
Malgré toutes ses velléités optimistes, la question de l’âge finit par rattraper l’héroïne de Beauvoir. Tout comme Tolstoï, elle vit une véritable crise existentielle en pleine maturité, alors qu’elle prend sa retraite et se lance dans une nouvelle série d’essais littéraires. De quoi déconstruire le mythe de la personne âgée sage et apaisée. Le changement du corps est quelque chose qu’elle vit bien, qu’elle assume complètement. Ce qui l’inquiète réellement, c’est d’être incapable de créer quelque chose de nouveau, d’être condamnée à rabâcher les mêmes idées sans innover. Prise d’un doute terrible, elle pense abandonner tous ses projets. Quant au passé qu’elle s’imaginait posséder, pouvoir revisiter à sa guise, elle se rend compte qu’il lui échappe complètement.
Je me suis plus ou ou moins imaginé que ma vie, derrière moi, était un paysage dans lequel je pourrais me promener à ma guise, découvrant peu à peu ses méandres et ses replis. Non. Je suis capable de réciter des noms, des dates, comme un écolier débite une leçon bien apprise sur un sujet qui lui est étranger. Et de loin en loin, ressuscitent des images mutilées, pâlies…
Vieillir sans fatalisme
L’héroïne de Beauvoir est ainsi confrontée à sa vieillesse, gagnée par le pessimisme de son partenaire. Mais c’est aussi parce que son optimisme de départ était peut-être aveugle, sans nuances. Après cette épreuve, elle commence à trouver son point d’équilibre. La vieillesse n’a pas à être ce monstre de fatalité qui nous ôte toute envie de vivre et de créer, mais c’est un âge différent et le nier est naïf. Elle trouve réconfort dans deux choses essentielles, qui ont été le socle de sa vie à tout âge : son compagnon de vie et la compagnie des livres.
Voilà le privilège de la littérature. Les images se déforment, elles pâlissent. Les mots, on les emporte avec soi.