Voici comment je définis mes auteurs préférés : ce sont des auteurs avec lesquels je serai heureuse de prendre un café pour converser à l’infini. Ce sont des auteurs-amis. En les lisant, je n’ai pas l’impression de recevoir passivement un récit ou une réflexion. Je suis en pleine interaction avec le texte, engagée dans une conversation animée. Une conversation pleine de rebondissements avec des arguments et des contre-arguments, des anecdotes, des taquineries, voire des disputes.
Le philosophe Gilles Deleuze fait partie de ces auteurs-amis. D’autant plus qu’en regardant ou en écoutant son Abécédaire, on a réellement l’impression d’être en conversation avec lui. Quoi qu’en vérité, la conversation se déroule avec Claire Parnet, qui explore divers concepts et idées en passant par toutes les lettres de l’abécédaire, de A à Z. Deleuze, qui n’aime pas beaucoup la télévision, accepte quand même ce petit défi lancé par la journaliste, à condition que la diffusion du téléfilm soit posthume.
Dans l’Abécédaire, Deleuze dévoile sa pensée sans grandes prétentions. C’est une parole qui coule de source, sans artifices. Qui parfois se perd avant de retrouver son chemin, comme la pensée dans les circonvolutions du cerveau. C’est surtout une parole que l’on sent ouverte, tournée vers autrui, comme celle du professeur passionné qu’il a été pour une bonne partie de sa vie.
J’ai regardé l’Abécédaire de Deleuze plusieurs fois. Mais j’ai l’impression qu’à chaque visionnage, de nouvelles idées, de nouvelles lettres de l’abécédaire, m’accrochent, en fonction de mes préoccupations du moment. J’ai récemment revu l’Abécédaire et j’ai été particulièrement marquée par sa réflexion sur la culture. À une époque où l’on pleure la mort de la culture véritable et la naissance de la fast culture, Deleuze peut apporter un regard rafraîchissant, loin des clivages habituels.
C comme culture
« Je ne suis pas cultivé », nous dit Deleuze. Pourtant, il lit, il va aux expositions d’art et au cinéma. Quand il se revendique inculte, c’est surtout parce qu’il ne se reconnait pas dans ceux qu’on dit (ou ceux qui se disent) cultivés ou intellectuels. Devant eux, il est souvent « effaré », un mot qui revient beaucoup à propos de toutes sortes de choses qu’il trouve ridicules ou même dangereuses. Il décrit ces intellectuels comme des gens qui ont « un savoir effarant sur tout » et qui « peuvent parler de tout ».
À cette attitude d’accumulation vis-à-vis de la culture, Deleuze oppose une posture de butineur. Dans sa pratique culturelle, il est toujours à la recherche d’un savoir précis qui va aider son travail, c’est toujours au service de la production de concepts qu’il se cultive. Je me retrouve beaucoup dans cette attitude. Je me suis longtemps reprochée mon éclectisme et le fait que mes goûts changeaient sans cesse. Mais ces intérêts ont toujours accompagné mes préoccupations du moment, j’en dégageais la force de mieux vivre et de mieux penser certaines situations. Car je le crois, l’art a le pouvoir de nous sauver. L’art sauve et il ne ment pas (en réponse à Nietzche : « La foi sauve : donc elle ment. »).
Ce que Deleuze cherche surtout en s’adonnant à la culture, c’est de faire des rencontres. Non pas des rencontres avec des gens, qui sont souvent décevantes à son avis. Mais avec des choses, avec des objets culturels : un vers de poésie, un tableau, un film, un morceau de musique. Un objet culturel qui nous touche, nous émeut, nous trouble, ou nous inspire une idée.
Et pour cela, nul besoin d’être un expert. Deleuze fait, un peu plus loin, l’éloge de la lecture non spécialisée. Il encourage les gens de tous horizons à lire de la philosophie, à apprécier de l’art, à déguster de la littérature. Car « il y a plusieurs lectures d’une même chose » et que « toute chose qui compte dans le domaine de l’esprit est susceptible d’une double lecture. » Deleuze nous dit, par exemple, qu’une lecture non-philosophique de la philosophie peut être aussi intéressante qu’une lecture philosophique. De même, nul besoin d’être un grand spécialiste d’art pour être troublé par un tableau de Van Gogh, cela ne diminue en rien la force de l’émotion à la rencontre d’une telle œuvre et tout le bien que cela peut nous apporter.
Pour Deleuze, la lecture non spécialisée de tout objet culturel ne manque de rien, elle est même « absolument nécessaire ». Attention, cela ne signifie pas pour autant une lecture faite au hasard, parce que telle ou telle œuvre est révérée, ou parce que c’est la tendance. Cet intérêt doit venir d’une nécessité, à partir de ses propres problèmes. On peut ainsi apprécier la musique en tant que philosophe, réfléchir à des concepts philosophiques en tant qu’artiste peintre, s’émouvoir devant un tableau entant qu’écrivain… Mieux encore, apprécier diverses formes d’expression culturelle entant qu’éclectique incorrigible, pour se sauver du naufrage d’une vie qui n’est pas magnifiée de l’intérieur par l’art et examinée par la passoire de l’esprit. Car « Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue ». Mais ça c’est une autre histoire.
Source : L’Abécédaire de Gilles Deleuze de Pierre-André Boutang (DVD)
Inspirant ce que vous écrivez.
bravo encore une fois!
J’aimeJ’aime
Merci infiniment monsieur Quelqu’un 😀
J’aimeJ’aime