Notes de lecture

Typhon de Joseph Conrad et le charme des vieux livres moisis

Ma rencontre avec Typhon de Joseph Conrad (1) s’est faite chez un bouquiniste de Rabat où il sentait bon le papier jauni, au milieu d’une pile de volumes poussiéreux sur le code pénal algérien ou la grammaire allemande. Je ne suis pas une grande lectrice de littérature anglo-saxonne, mais ce petit volume de Hachette, dont le vert vif continuait de transparaitre sous les écornures et les taches brunes, attira mon regard.

Cette édition de 1923 a été traduite par André Gide et illustrée par un certain Émilien Dufour. Le format illustré en noir et blanc me rappela les Jules Verne que je lisais enfant. Sur la première page, on pouvait lire le nom de la dame qui l’avait acheté en 1945, on ne sait où et sous quelle impulsion. Mais tous ces petits détails, tous ces petits mystères, me donnèrent envie de prendre ce livre et par là même de découvrir un auteur que je n’aurais peut-être jamais lu autrement.

Un drôle de capitaine

Le roman relate l’histoire d’un bateau de la marine marchande, d’abord sous drapeau anglais, puis sous drapeau chinois : le Nan-Shan. Au début, rien ne semble troubler sa traversée, comme rien ne semble troubler le flegme du capitaine Mac Whirr. Ce personnage apparait au centre du récit dès les premières pages, sans pour autant être original ou attachant. Mac Whirr est la banalité même. Il n’a pas de désirs ou d’ambitions majeures. Il est toujours satisfait, ne se met pas en colère et n’exige jamais rien. En partie parce qu’il manque cruellement d’imagination, car en effet : « C’est l’imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et difficiles à contenter ». (2)

Certes, c’était un homme honnête, mais son « honnêteté évidente avait le poids et l’épaisseur d’un bloc d’argile. »(3) Il ne bavardait quasiment jamais car c’était un loisir dont il comprenait mal l’utilité. Mais avait-il seulement un loisir? Il se contentait de faire son travail sans paresser, mais sans réaliser de grands exploits non plus. Il exaspérait son équipage par sa platitude, ils finirent par jeter l’éponge car « ça ne valait pas la peine de chercher à émouvoir un homme pareil. »(4)

La vie et le travail du capitaine Mac Whirr était un long fleuve tranquille, il serait aujourd’hui ce qu’on désignerait moqueusement de « no-life » : « Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme certains gens glissent toute leur vie durant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfin tranquillement dans la tombe; _ qui n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rien connaitre de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs. »(5)

Les sous-passagers

Tout au long du récit, quelque chose me caresse dans le mauvais sens du poil. En plus de l’équipage anglais, des coolies chinois font partie du voyage. Tout au long de la traversée, ils sont considérés comme des sous-passagers. Ils sont infériorisés et déshumanisés par les membres de l’équipage. Ce qui m’a le plus surpris, c’est le fait que les anglais ne se gênent pas pour les comparer aux animaux, considérés de facto comme inférieurs et dénués d’esprit. Cela me rappelle un passage de Mélanie Joy dans sa publication avec Adam Weitzenfeld qui analyse le lien entre les droits humains et le spécisme.

En substance, les auteurs nous disent que l’humain cherche à se définir comme une entité extérieure au monde animal pour justifier l’exploitation des autres animaux par les humains. Cette définition tronquée finit par exclure de larges pans de l’humanité : les femmes et les personnes non-blanches par exemple. C’est ainsi que l’on crée des « autres » au sein même de l’humanité et nous avons tendance à les animaliser  pour justifier leur oppression. Ainsi : « Chaque tentative pour identifier l’être humain sur la base de sa différence ontologique avec l’être animal résulte dans une scission au sein même de l’être humain, produisant une caste privilégiée éthiquement et politiquement et une autre sacrifiée. En d’autres termes, ce qu’on appelle humain n’est pas tant une valeur biologique neutre qu’une violente fiction politique. » (6)

Lire aussi : Les animaux dénaturés : qu’est-ce qui nous distingue des autres animaux ?

Le triomphe de la matière

Comme le capitaine Mac Whirr manquait d’imagination, il était incapable de concevoir que ce qu’il n’avait pas vécu. C’était un homme d’un réalisme extrême, d’un réalisme handicapant. Alors, quand son second le met en garde contre un typhon qui pourrait engloutir le Nan-Shan, Mac Whirr lui oppose un pragmatisme têtu en assurant qu’il n’avait jamais rien vu de pareil et qu’il serait absurde de contourner sa route de plusieurs miles alors qu’il avait de la marchandise à livrer.

C’est ainsi que le Nan-Shan se retrouve aux prises d’un typhon redoutable qui l’émiette par coups de lames écumeuses, jusqu’à le transformer en une vulgaire épave. Sur son bord, l’équipage tiens bon, chacun confronté à ses propres démons intérieurs. Joseph Conrad décrit avec précision, en passant d’un personnage à l’autre, les luttes individuelles et les modulations de la nature humaine face au désastre.

Jukes, le second, trouve en lui un pouvoir de résignation qui contraste avec son sarcasme et son irritabilité habituels. Le premier lieutenant découvre en lui un anarchiste né et ne contient plus sa colère lorsqu’il se jette sur le capitaine, l’auteur de tous leurs malheurs. Secoué « au plus profond de son flegme », Mac Whirr montre enfin de l’émotion. Devant le carnage, il est consterné et s’aventure même à bavarder, seul dans sa cabine. (7)

Les descriptions du typhon et de sa violence s’étalent sur plusieurs chapitres. Par moment, Joseph Conrad nous saisit par des images puissantes de la catastrophe et de la détresse. Mais parfois, il semble se perdre dans des descriptions impersonnelles des mouvements des moteurs et des cieux qui m’ennuient un peu. Sur l’ensemble, l’auteur nous dresse un tableau à la fois beau et terrible du  triomphe de « la matière, en face de laquelle toute contradiction devient vaine… », une matière inflexible qui s’impose sans concessions « à la sagesse incertaine des hommes. » (8)

(1) Joseph Conrad, Typhon, Hachette, traduction d’André Gide, 1923, 188 pages.
(2) Bis, p.9.
(3) Bis, p.32.
(4) Bis, p.35.
(5) Bis, p.36.
(6) Melanie Joy & Adam Weitzenfeld, An overview of anthropocentrism, humansim, and speciesism in critical animal theory, Vol. 448, DEFINING Critical Animal Studies: An Intersectional Social Justice Approach for Liberation (2014), pp. 3-27
(7) Joseph Conrad, Typhon, Hachette, traduction d’André Gide, 1923, p.155-157
(8) Bis, p.154.

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